Road Trees // 2020-2025
RRoad trees suit la voix de certains arbres dont la présence ou la mémoire sont importantes pour divers groupes de gens. Les éléments de cet ouvrage se sont progressivement imbriqués entre 2020 et 2025 en une sorte de carnet de voyage, témoins d’un itinéraire singulier. Road trees rend compte de différentes expériences vécues en France, en Estonie et en Finlande, utilisant la capacité des arbres à faciliter des traversées sociales et transculturelles.
Road trees a commencé par la découverte de deux anciennes photographies en noir et blanc montrant un ormeau imposant sur la place de mon village d’origine dans le sud de la France. Ces images du monument végétal disparu en 1983, prises par mon père en 1966, montrent l’enfant que j’étais, dans et devant l’arbre creux. Ce choc psycho-affectif premier a déterminé une trajectoire parmi les signes et les lieux de mémoires individuelles et collectives, circulant à travers des territoires géographiquement éloignés. L’expérience concerne les aspects mythiques, historiques et relationnels de la patrimonialisation des arbres ; elle se concrétise ici par divers gestes plastiques et littéraires qui donnent vie dans la durée à des formes nomades ; ces dernières se transposent ou s’hybrident en conservant des traces de leur genèse.
Road trees rend compte de douze rencontres particulières avec des arbres, et cet ouvrage croise l’approche mémorielle et artistique initiale aux regards de plusieurs auteurs compagnons de voyage. Cet organisme narratif se fonde sur une approche topocritique de connaissance du réel ; et il tente de ne pas opposer l’imagination créatrice individuelle à l’imaginaire qui caractérise davantage un univers mental collectif.
Road Trees 1 : L’ormolivier // 2020-2022.
Place de l’ormeau, Ramatuelle, Var, France
43°12’55.1”N 6°36’43.93”E
L’olivier de la place de l’ormeau, au centre du village de Ramatuelle, est presque centenaire mais il n’a été transplanté ici qu’en 1985 pour remplacer un ormeau lui-même quadricentenaire et classé, qui fut abattu en 1983 après sa mort de la graphiose comme la quasi-totalité des ormeaux au XXe siècle.
C’est un ormolivier que je vois toujours sur la place. Cette sédimentation mentale m’a conduit à enquêter sur sa double histoire. J’ai réuni non seulement de nombreux documents et témoignages de ceux qui ont connu l’ormeau, mais également quelques fragments de son tronc que des habitants et la mairie ont conservés depuis 1983. Cet ormolivier imaginaire est transtemporel, et curieusement, l’olivier actuel est encore classé au département du Var sous le nom d’ormeau (depuis 1924).
Une série de dessins composites, des documents et des morceaux d’ormeau installés comme des sculptures ont été réunis dans l’exposition « L’ormolivier » à la galerie Le Garage, à Ramatuelle en 2022. De nombreux habitants du village que je connaissais étant jeune sont venus voir les objets présentés.
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Road Tree 2 : Le pin aux croix // 2020-21
Route Õruste-Laatre, Rampe, Comté de Valga, Estonie.
57°52’59.3”N 26°13’09.9”E
Lors d’un voyage en Estonie, j’ai cherché un équivalent local à l’ormolivier de Ramatuelle. Un peu par hasard, j’ai rencontré au nouveau Musée National Estonien de Tartu (Eesti Rahva Muuseum) un grand tronc d’arbre pétrifié couvert de profondes entailles cruciformes. Protégé par une feuille de plexiglas transparent, il est théâtralement mis en scène au milieu de faux arbres recouverts de feutre gris.
Ce pin sacré a grandi à la lisière de la forêt de Laatre, à soixante-quinze kilomètres au sud de Tartu, dans le Comté de Valga. Né vers 1750 et mort en 1990, l’arbre aux croix a été coupé en 2014 car il risquait de s’effondrer sur la route qui mène de Laatre à Õruste. Contrairement à la patrimonialisation de l’ormeau, symbole profane et républicain, ce pin a été muséifié comme être psychopompe. Il a été marqué principalement entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle, mais cette pratique animiste a perduré au-delà de la christianisation du pays.








Road Tree 3 : Le chêne de Montpy // 2021.
Le Mont-Dieu, Ardennes, France.
49°32’56.7″N 4°51’42.
Dans les Ardennes françaises, le chêne de Montpy pousse près de la Chartreuse de Mont-Dieu. Il a environ 350 ans et son histoire pendant les conflits armés du XXe siècle est singulière. Durant la Première Guerre Mondiale, les troupes allemandes ont abattu beaucoup de gros arbres pour différents besoins économiques et logistiques. La légende dit qu’un garde forestier aurait dissuadé l’officier en charge de couper ce chêne de Montpy, déjà considéré comme exceptionnel, en prétextant que Guillaume Ier, lors de la guerre de 1870, s’était reposé à son pied. Plus tard, pendant la Seconde Guerre Mondiale, l’armée française a utilisé ce chêne comme observatoire, sa grande hauteur permettant de surveiller la région.
Le chêne de Montpy n’est l’objet d’aucune pratique rituelle, mais il est cependant concerné par un phénomène cosmique, car une pluie de météorites est tombée sur la zone à la fin du XIXe siècle ou au tout début du XXe. Ce n’est que depuis 1994 que des météorites ont été cherchées et trouvées pas loin du grand chêne, dont une pesant 364 kg. Les spécialistes estiment à une tonne le volume de météorites tombées. Il en reste encore à trouver, mais il y a beaucoup d’autres objets métalliques dans ce sol — fers-à-cheval, balles et culasses d’obus, etc. —, car en 1940 la bataille de Stonne s’est déroulée là, opposant Français et Allemands. Ici, le temps long (galactique, minéral, incommensurable) rencontre le temps court de notre écosystème terrestre.
Le chêne de Montpy pousse en limite d’une pente assez forte. Son pied est fendu ; il penche dangereusement et trois câbles sont maintenant attachés à la cime de l’arbre et reliés à des plots de béton. Les habitants de Mont-Dieu — nommés les Montagnards divins — consacrent des moyens importants à la maintenance du chêne ; mais ils ne sont plus que seize aujourd’hui, répartis sur une commune aux deux-tiers couverte de forêts.

Road Tree 3 : Le chêne et la météorite, 2021, 25 x 30 cm, dessin numérique.
Road Tree 4 : Le pin elfique // 2021-2023.
Quartier Lajaasalo, Helsinki, Finlande
60°10’46.9”N 25°03’09.2”E
À Helsinki, dans le quartier d’Yliskylä (île de Laajasalo), un pin sylvestre occupe une cour d’immeubles en face d’un centre commercial. Mais jusqu’au milieu du XXe siècle, ce pin sacré (urhimänty), qualifé d’« elfique », poussait devant la ferme d’Yliskylä, avant que celle-ci soit remplacée par l’actuelle zone urbaine. Le vieux conifère est toujours là au milieu de cette banlieue urbaine. Son caractère particulier n’est aujourd’hui pas signalé.
Il existait de nombreux pins de ce type en Finlande, mais aucun n’a survécu dans la région d’Helsinki. Avant et pendant la progression du Christianisme en Scandinavie, à partir du Moyen Âge, les peuples finno-ougriens d’Estonie et de Finlande croyaient que chaque arbre, comme toute chose dans la nature, avait une âme. Ainsi, avant d’en abattre un, certains Finlandais tapaient sur le côté de l’arbre afin que son âme ait le temps de partir. Le monde invisible était tripartite : au ciel se trouvaient les dieux, dans le monde intermédiaire les elfes et les esprits des animaux, et dans le monde inférieur les défunts aspiraient à la compagnie des vivants. Les arbres à feuilles caduques étaient considérés comme un lien avec le monde supérieur et les elfes, tandis que les épicéas et les pins étaient considérés comme les arbres des morts auxquels on faisait des offrandes. C’est pour cette raison qu’ils sont très nombreux aujourd’hui dans les cimetières finlandais.
Jusqu’au XXe siècle, les croyances chrétiennes et animistes coexistaient en Finlande, et déposer divers objets au pied de ce grand pin visait à protéger les récoltes et les animaux domestiques, à porter chance ou encore à dissuader les esprits de perturber les vivants. Aujourd’hui, certains habitants connaissent le statut particulier de ce pin elfique, et en 2006 une cérémonie a été organisée pour le consacrer à nouveau. Cet arbre que rien ne distingue d’autres vieux pins du quartier si ce n’est l’histoire qu’il partage(ait) avec les humains, est protégé de tout abattage.






Road Tree 5 : Le saule du palais de verre // 2021-2023.
Salomonkatu et colline de Vuosaari, Helsinki, Finlande
60°10’14.7”N 24°56’08.4”E et 60°13’37.1”N 25°09’36.0”E
Dans la rue Salomon (Salomonkatu), au centre d’Helsinki entre le Palais de verre (Lasipalatsi) et la maison Hankkija, se dresse un petit saule planté en 2011. Il est à la fois très jeune et très vieux. Il n’a qu’une quinzaine d’années, mais sur une plaque en laiton posée sur la clôture circulaire de protection, on peut lire : « Le premier arbre à cet endroit était une espèce rare de saule plantée dans les années 1830. Il a été protégé en tant que monument naturel en 1924. L’arbre est tombé lors d’une tempête le 29 décembre 2003 ». Le tronc a été conservé en plein air dans un nouveau parc de loisir, loin du centre-ville dans la zone portuaire de Vuosaari. Ce parc a été aménagé sur une colline élevée avec les millions de mètres cubes de terre provenant de l’immense chantier du port commercial.
Les gens sont attachés à ce témoin de l’histoire d’Helsinki et lorsque le vieux saule fut coupé en 2004, des habitants ont emporté des morceaux de ses branches en souvenir. Cette même année, le diplomate Toivo Kala a rapporté qu’au début de la Guerre d’hiver (novembre 1939-mars 1940), sa grand-mère a été sauvée par le saule car il l’a protégée des éclats d’une bombe soviétique.
En 2006, la souche de l’ancien saule, pas encore arrachée sur Salomonkatu, a été victime d’un incendie criminel ; mais en 2008 elle a finalement rejoint le tronc coupé à Vuosaari. Ces reliques végétales sont encore visibles aujourd’hui et elles se dégradent lentement dans le parc (la souche y est signalée par un petit écriteau bleu). Le nouveau saule du palais de verre, inauguré en 2011, a été planté à partir de rejets de l’ancienne souche, récupérés et bouturés par un habitant qui a offert le nouvel arbrisseau à la ville.



Road Tree 6 : Le gardien // 2021-2024.
Musée d’histoire locale de Konnevesi, Finlande centrale occidentale
62°37’29.9”N 26°16’28.1”E
En parcourant la Finlande centrale occidentale, j’ai rencontré un arbre gravé (karsikkopuu), conservé en plein air au Musée d’Histoire Locale de Konnevesi (Konneveden kotiseutumuseo). Le tronc de ce pin est torsadé par les effets du froid hivernal intense lors de sa croissance et entaillé de nombreuses dates et initiales. Il est abrité sous une structure de bois qui tient du reliquaire et du tabernacle. Un arbre karsikko recevait autrefois les marques effectuées par les gens pendant le trajet des défunts entre leur maison et le lieu de leur inhumation. Elles étaient censées empêcher l’esprit de l’individu de revenir. Ce rituel païen est apparenté à ceux de l’ancienne Estonie (arbre au croix). Le pin karsikko du musée de Konnevesi poussait sur le rivage des îles Lanstu, situées dans le grand lac Konnevesi.
Lorsque les habitants se rendaient au cimetière de Rautalampi pour enterrer un proche, ils empruntaient en barque le détroit entre les îles Lanstu nord et sud, et s’arrêtaient pour confier l’âme du mort à un des arbres, en gravant ses dates de naissance et de décès dans son écorce. Le détroit symbolisait le passage de la vie à la mort. La plupart des arbres marqués dans ces îles ont été cassés par la tempête Asta qui a dévasté la région en 2010. Et bien que ces croyances se soient peu à peu perdues depuis de début du XXe siècle, un des troncs a été transféré au musée comme une relique.
Les Finlandais utilisent encore des troncs, des branches et des panneaux d’épicéa ou de pin pour commémorer des événements importants par des gravures : un mariage, une fête patronale, un visiteur à honorer, le passage d’un voyageur, etc. Cette tradition se prolonge aujourd’hui sur un mode parfois plus ludique : sur la rive toute proche du lac Kivisalmi, un gros tronc a été érigé en contrebas de la route, en signe de bienvenue, par la Société du patrimoine local de Konnevesi (Konnevesi Kotiseutuyhdistys ry). Les voyageurs et les touristes peuvent ainsi faire un vœu en incisant leur nom dans le bois dur. Signer ou parapher les arbres ou des supports urbains sont des gestes anthropologiques universels aux finalités bien différentes.



Road Tree 7 : Wilfrid // 2021-2023
Forêt de Savukoski (lac Laanilampi), Laponie, Finlande
67°07’55.7”N 28°22’45.2”E
Un gros tronçon de pin sylvestre est exposé au Musée d’Histoire Locale de Pöykkölä à Rovaniemi (Rovaniemien kotiseutumuseo). Les anneaux de croissance marqués d’étiquettes sur sa section permettent de repérer les grands événements historiques finlandais dans l’épaisseur du bois. Par le conservateur du musée, nous avons appris que l’arbre, dont provient ce tronçon nommé « le professeur d’histoire », est né vers 1610 près de Savukoski, dans une forêt située à environ cent cinquante kilomètres de Rovaniemi, vers la frontière russe ; mais impossible de savoir dans quelles circonstances une section de son tronc s’est retrouvée au musée.
En juin 2021, nous allons à Savukoski voir où ce pin a poussé, guidés par Leo Onkamo, Leo Myllila et Marko Hannula. Ces derniers animent un groupe de recherche des soldats morts à la guerre (l’association Sotavainajien etsintäryhmä kelsinkäinen) ; ils effectuent dans cette forêt un travail de mémoire et de deuil, trouvant dans le sol les restes de soldats tués pendant la Guerre d’Hiver (1939-40), qu’ils tentent d’identifier. Les bois autour de Savukoski ont été ravagés lors de la confrontation entre les troupes finlandaises et soviétiques pendant cette guerre et ils en portent encore les stigmates, comme des barbelés rouillés incrustés dans l’écorce des arbres.
Une ligne de défense construite en 1940-41 par les Finlandais, la salpalinja ou « ligne-verrou », traverse la forêt de Savukoski. Elle a été construite pendant la Grande Trêve, entre la Guerre d’Hiver et la Guerre de Continuation. Elle serpentait sur 1200 km depuis le golfe de Finlande au sud jusqu’à Petsamo au nord, le long de la frontière avec l’URSS. La salpalinja, constituée principalement de gros blocs de granit érigés comme défense antichar, reste visible à de nombreux endroits. Mais la végétation a peu à peu englouti les pierres dressées : le minéral et le végétal se rejoignent maintenant en une sorte de grand mémorial naturel aux soldats disparus. Cette ligne fortifiée ne fut pourtant d’aucune utilité en Laponie, car l’offensive soviétique de 1944 a été stoppée le long d’une autre ligne défensive qui traversait l’isthme de Carélie entre Vyborg, Kuparsaari et Taipale (VKT). Ces événements correspondent aux anneaux de croissance étiquetés n° 24 à 26 sur la section du professeur d’histoire au musée de Rovaniemi.
Nos compagnons nous conduisent en pleine forêt près du lac Laanilampi, à une vingtaine de kilomètres de Savukoski, jusqu’à un arbre géant âgé d’au moins cinq cents ans. Il est similaire à celui dont une partie du tronc est conservée à Pöykkölä, qui a poussé dans la même zone. Quoi qu’il en soit, le grand pin debout face à nous a été découvert en 2014 par Marko. Comprenant l’objectif de ma présence en ces lieux avec eux, Leo me demande de nommer ce pin chargé d’une histoire qui n’était jusqu’alors pas la mienne. Le 19 juillet 2021, une petite réunion franco-finlandaise, qui n’a rien d’une performance artistique ou d’un rituel religieux, a été organisée par Marja Jalkanen, consule honoraire de France à Rovaniemi et Leo pour placer devant l’arbre un écriteau métallique qui mentionne le nom que je lui ai donné : Wilfrid. D’une guerre à l’autre, d’un deuil à l’autre, d’une mémoire à l’autre : mon oncle Wilfrid a combattu dans les tranchées pendant la guerre de 1914-18 en France. Habitant Ramatuelle, il s’asseyait souvent sous l’ormeau pour parler. Marja a qualifié cette réunion de cérémonie, lui conférant un caractère officiel ; ce grand pin fait donc maintenant partie d’un patrimoine franco-finlandais selon un processus singulier. Aux dernières nouvelles données par Marko à l’été 2023, Wilfrid va bien.




Road Tree 8 : Les messagers // 2022-2024
SIIDA, musée Sámi, Inari, Laponie, Finlande
68°54’35.7”N 27°00’49.6”E
Au SIIDA d’Inari (Musée de la Culture du peuple Sámi), trois tronçons d’arbres gravés au XIXe siècle témoignent d’un usage profane : il s’agit de bornes qui signalaient l’habitat ou le territoire de quelqu’un, par exemple les limites d’une réserve de chasse ou de pêche. Ces bornes servaient parfois à marquer les chemins pour aller d’un point à un autre. En général, les gens y gravaient aussi leurs noms ou leurs initiales, ainsi que la date. Il est difficile de dire à quand remonte cette tradition qui perdure aujourd’hui pour marquer l’entrée de certains domaines privés.
En Laponie, on utilisait les arbres et les planches comme messagers. Ainsi, le SIIDA présente un ancien palais de justice dans son musée en plein air. Cette grande cabane a été utilisée lors des procédures judiciaires jusqu’en 1905. À l’intérieur, les murs en planches sont couverts de noms de personnes en attente de jugement. Plus tard, la cabane a été utilisée pour le matériel ou les animaux en pleine nature, et de nombreuses incisions murales ont été ajoutées.
Ces pratiques sont indirectement liées à la cosmologie des communautés Sámi (Finlande, Suède, Norvège), pour lesquelles l’arbre-monde est un pilier (stytto) qui atteint l’étoile polaire et soutient l’univers, et on le retrouve dans de nombreuses représentations, sur des tambours par exemple. Lors des danses chamaniques, les bois de renne symbolisent l’arbre-monde.


Road Tree 9 : L’olivier des Gueules Cassées // 2023-2024
La Valette-du-Var, France
43°08’57.9”N 6°00’46.2”E
À La Valette-du-Var, il y a beaucoup de vieux oliviers et au Conservatoire variétal de l’olivier, créé en 1995, soixante-dix-huit espèces sont regroupées sur le site de la Grande Cabane. Mais le plus ancien des oliviers valettois, millénaire, pousse dans le domaine des Gueules Cassées, autrefois domaine du Coudon, aménagé pour y accueillir les vétérans défigurés pendant la Première Guerre Mondiale, mais qui fonctionne aujourd’hui également comme centre de vacances et de réception.
L’olivier des Gueules Cassées pousse à côté de la chapelle du domaine. Planté sans doute au IXe siècle, son tronc massif et noueux est maintenant largement fendu. Il a notamment été témoin de la destruction partielle des bâtiments du domaine en 1944 par les bombardements au cours de la libération de la rade de Toulon, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. D’une guerre à l’autre, l’histoire tragique semble rattraper les Gueules Cassées.





Road Tree 9 : L’olivier des Gueules Cassées, 2024-25.
Road Tree 10 : Deux cyprès modernes // 2023-2024
Villa Théo, Saint-Clair, Le Lavandou, France
43°08’43.3″N 6°22’54.1″E
Ces deux cyprès ont sans doute été plantés à l’époque où le peintre Théo Van Rysselberghe a emménagé au Lavandou en 1911 dans cette maison-atelier rénovée par son frère Octave ; ce dernier, architecte connu qui habitait déjà ce quartier de Saint-Clair depuis 1903, avait réalisé auparavant la Villa La Hune pour Paul Signac à Saint-Tropez en 1897. Ces arbres jumeaux encadrent une petite terrasse circulaire avec un banc de pierre, propice à la discussion et à la contemplation. Ils constituent aujourd’hui l’emblème végétal des jardins de la Villa Théo, transformée en 2017 en centre d’art ; ils ont été récemment répertoriés comme arbres remarquables par la municipalité du Lavandou et divers guides touristiques et culturels les mentionnent.
Beaucoup de couples de cyprès sont repérables dans les paysages méditerranéens, souvent plantés à l’entrée de domaines où ils sont symboles de bienvenue. C’est ce motif que Signac, ami de Théo Van Rysselberghe et fréquemment en visite à Saint-Clair, a peint à Antibes dès 1893 dans Les deux cyprès, Opus 241 (mistral), quelques années avant de s’installer à Saint-Tropez. Ces deux couples de cyprès (celui de la Villa Théo et celui peint par Signac) sont marqués par l’histoire de l’art. Van Rysselberghe, Van Gogh, Cross, Camoin, Chabaud, Matisse, Luce (…) ont également peint plusieurs fois des cyprès provençaux ou florentins, et le jardin de la Villa Théo est maintenant un repère important du « chemin des peintres », proposé depuis 2006 aux visiteurs dans le quartier de Saint-Clair.



Road Tree 11 : Le hêtre et la main de fer // 2023-2024
Château de Cerisy-la-Salle, France
49°01’19.5″N 1°17’11.4″W
Dans le parc du château de Cerisy-la-Salle, entre Coutances et Saint-Lô, on traverse le bosquet de l’Orangerie pour aller vers les serres et les jardins. Il est constitué principalement de hêtres et l’un d’entre eux, survivant des tempêtes de 1987 et 1999, présente des inscriptions sur son écorce. Elles ont été gravées en 1944 par des soldats allemands qui occupaient le château à cette époque, peu de temps avant leur repli sous la pression des troupes américaines qui ont libéré Cerisy le 29 juillet. À une dizaine de kilomètres de là, à Cambernon, était installé le 17e bataillon de pionniers SS ainsi que les parachutistes commandés par von der Heydte. Le château de Cerisy servait de poste de commandement pour deux divisions SS remontées vers le nord à la suite du débarquement des forces alliées en Normandie : Das Reich, tristement célèbre pour les crimes commis à Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), et la 17e Panzer-grenadier Götz von Berlichingen (Gv.B), coupable du massacre de Maillé (Indre-et-Loire).
On peut notamment lire sur l’écorce, en plus de différentes initiales (D.A, E.B. et B.A dans un cœur…), SS 44 et Gv.B. Par ces traces, le hêtre croise au moins deux histoires parmi d’autres dont il a été témoin : celle du château de Cerisy comme lieu dédié depuis 1952 à l’élaboration et au partage des savoirs (les Colloques de Cerisy), et celle de la Seconde Guerre Mondiale, marquée par la violence de ces divisions SS. La 17e, spécialisée dans l’infanterie mécanisée, emprunte son nom au célèbre chevalier allemand du XVIe siècle, Götz von Berlichingen, surnommé « la main de fer » (eiserne hand). La main mécanique de ce mercenaire qui avait dû être amputé à la suite d’un combat, est devenue l’emblème de la division. Ce personnage a inspiré divers auteurs après que Gœthe lui a consacré sa première pièce de théâtre en 1773, notamment Jean-Paul Sartre dans Le diable et le bon dieu (1951) et Didier Comès dans la bande dessinée L’ombre du corbeau (1981).
« Alors, du brouillard de mes souvenirs, une pensée claire jaillit, venue je ne sais d’où : la main de fer de Goetz von Berlichingen » (Jean Ray, 1943)..


Road Tree 12 : Le parasol fantôme // 2023-2024
Gassin, Var, France
43°15’40.5”N 6°35’46.2”E
Depuis toujours, je passe à l’endroit où se tenait ce grand pin parasol abattu en 1924. Il poussait sur la route qui mène à Saint-Tropez, juste devant l’usine des torpilles où mon père a travaillé de 1952 à 1980. Cet arbre fantôme revenait souvent dans les conversations pendant mon enfance et j’ai le sentiment d’avoir réellement vu ce pin Bertaud, car une peinture ancienne de l’arbre ornait un mur chez ma grand-mère.
En 1894, cet arbre-carrefour s’est retrouvé coincé entre la route et la voie ferrée du tramway reliant Cogolin à Saint-Tropez, à l’embranchement de la route vers Ramatuelle et Gassin. Il marquait ainsi la petite station « Bertaud » et constituait un important repère local ; il était aussi une attraction nationale, car Saint-Tropez a été mis à la mode par les peintres modernes au début du XXème siècle, sous l’impulsion principale de Paul Signac ; celui-ci, après avoir acheté une maison-atelier dans le village en 1898 (La Hune), a peint et dessiné le pin à plusieurs reprises.
En 1911, le pin Bertaud a été classé par la Commission Départementale du Var pour la protection des sites et des monuments naturels. Mais ses racines déformaient la route et surtout la voie ferrée ; ainsi lorsqu’il fut abattu malgré son classement, on a dit à l’époque qu’il était mort de façon naturelle (trop vieux ou malade), donnant ainsi une bonne raison de le détruire. Dans son article consacré à la « Réception de M. Camille Jullian à l’Académie Française », paru dans la Revue des deux monde (1924), l’écrivain Henri Bidou évoque la bascule entre ruralité et modernité qui s’opère dans la région tropézienne à cette époque, et que symbolisait l’arbre en plein milieu d’une voie de communication devenue importante : « Le pin Berthaud [sic], sous lequel [M. Jullian] veut nous faire asseoir, est mort. On a ébranché son cadavre gigantesque. Il ne reste plus, au milieu de la route, que le tronc d’un dieu mutilé. Je crois que M. Jullian n’a pas vu ce désastre, ni les maisons que l’on construit, ni les automobiles qui s’impatientent contre “le déraillard” [un surnom donné au tramway Cogolin-Saint-Tropez]. Il a fait son discours sur les souvenirs de son enfance ».





Remerciements
– Sara Bédard-Goulet (professeure à l’université de Tartu en 2020), Marju Kõivupuu, Anna Liisa Regensperger et Kristjan Raba (Musée national estonien), qui ont rendu possible l’exposition « À la lisière » à Tartu, et notamment pour la présentation de la partie haute du tronc, telle qu’elle est habituellement conservée dans les réserves du musée, protégée par une structure de bois.
– Marie-Laure Lions, Marja & Risto Jalkanen, Elena Ceccarelli, Iris Tukiainen, Mike Hurd, Leo Onkamo, Leo Myllila et Marko Hannula, qui ont rendu possibles les périples en forêt en 2021 et 2022.
– Anni Guttorm, conservatrice au SIIDA en 2022, pour les informations sur les troncs-bornes.