Les fantaisies de Wub Barbie  // 2010
(hommage à Philipp K. Dick)


5 éléments indivisibles (4 images et 1 texte).
Impression numérique sur papier (maximum 100×73 cm).

Extrait du journal de bord du vaisseau Argos NC-05D. Date stellaire 8312.4 :

« …  C’est en traversant le système de Thétis que nous avons reçu l’appel de détresse du cargo Pélée. Après confirmation, j’ordonnai de dérouter notre vaisseau Argos vers l’origine de l’appel, entre la troisième et la quatrième planète. Le cargo tournoyait lentement dans l’immensité et son faible armement n’était plus opérationnel. Notre équipe de secours ne découvrit que mort et désolation sur le Pélée, et il fut rapidement évident que l’attaque avait été menée par Céyx et sa bande de dissidents Klingons, dans le seul but de s’emparer de la cargaison. 

Contre toute attente, le capitaine Franco était encore vivant. Les blessures infligées par les phaseurs Klingons auraient dû entraîner sa mort comme celle des autres membres de l’équipage, et les médecins de l’Argos ne comprenaient pas les transformations qu’avait subi le corps de Franco, dont l’allure tenait maintenant du gros porcin davantage que de l’humain …

Une conversation enregistrée sur le journal de bord du Pélée peu de temps avant l’appel de détresse nous permit d’élucider l’énigme. On y entend notamment Franco discutant avec un certain Peterson de l’excellent repas qu’ils partagent (le dernier !). Leur échange tourne soudain au débat épicurien et les paroles du capitaine à Peterson nous ont parues étranges, car Franco s’était jusqu’alors montré plutôt brutal, borné et inculte :

«  … À votre avis, quel est donc le problème ? demande le commandant à Peterson. Ce n’est plus que de la matière organique, à présent. Le souffle vital n’y est plus. Pour ma part, j’adore manger. C’est une des activités les plus agréables auxquelles puissent se livrer les créatures vivantes. Manger, se reposer, méditer, converser… Ma foi, je dois avouer que tout ce qu’on m’avait dit sur la viande de wub se trouve confirmé. Particulièrement savoureuse. Jusqu’ici, je n’avais jamais eu l’occasion d’y goûter. »

Après un silence pesant, le commandant Franco poursuit : « Allons, allons ! Reprenez-vous Peterson ! … Causons un peu. Comme je le disais avant d’être interrompu, le rôle de l’Odyssée dans l’histoire des mythes… Pour prolonger mon raisonnement, je dirais qu’Ulysse, tel que je le perçois… »

Fin de l’enregistrement.

Un wub avait ainsi embarqué à bord du cargo ! Cette espèce métamorphe et télépathe, qui arpente la galaxie en quête de connaissances, avait investi le corps de Franco après avoir été tué puis mangé par l’équipage. Tout baveux et disgracieux qu’ils soient, les wubs sont gentils, doués pour les spéculations métaphysiques et ils parlent naturellement la langue de leurs interlocuteurs. Le moribond récupéré par notre équipe de secours est donc un “wub-Franco”. Les wubs ne meurent presque jamais et il est pratiquement impossible d’en tuer un, même vieux ou malade. Et si on y arrive, la peau reste vivante. C’est cette caractéristique qui lui confère sa valeur unique en matière de décoration intérieure, et qui explique dans notre cas pourquoi Franco a survécu.

Notre vaisseau Argos reprit sa route et l’équipage ses activités normales. Au bout de quelques jours, le wub-Franco était à peu près requinqué grâce aux traitements administrés par Barbie RH-02, l’androïde de protocole chargé d’accueillir les hôtes de tous poils à bord de l’Argos. Ce nouveau modèle BRH a été créé par la bio-généticienne Ruth Handler, et c’est actuellement le plus vendu par la Mattel Corp. dans la Fédération des Planètes Unies. En plus de ses multiples compétences linguistiques et scientifiques, BRH-02 peut changer la couleur de sa peau, la texture de ses cheveux, son sexe ou sa tenue vestimentaire presqu’instantanément ! Cet androïde doit sa forme à la passion de sa créatrice pour la culture américaine au XXe siècle (calendrier terrestre). Tout le monde aime le côté rétro de BRH-02 ; le programme le plus utilisé actuellement par l’équipage dans notre holodeck est Palm Beach 1959, car chacun peut éventuellement s’y inventer un scénario avec Barbie 02 vêtu de son irrésistible maillot zébré, et partager de palpitantes aventures balnéaires avec lui dans ce programme historique !

Le wub-Franco bavardait souvent avec l’équipage d’éthique intergalactique et d’exo-mythologie comparée ; mais en fait il passait le plus clair de ses journées dans le programme Palm Beach 1959 avec notre androïde BRH-02…

Il m’a fallu prendre aujourd’hui une décision impopulaire, mais nécessaire à la sauvegarde de la mission d’exploration de l’Argos : j’ai ordonné la téléportation sans délai du wub sur Daphné, la seule planète viable de classe M sur notre route vers le système Proteus. Lassé du corps usé du commandant Franco, le wub a en effet intégré depuis une semaine celui de BRH-02 ! Notre androïde, si perfectionné qu’il fut, n’était pour le wub qu’une machine sans âme et le métamorphe trouvait naturel d’offrir une vraie vie bio à BRH-02. Le nouveau comportement du “wub-Barbie”, toujours avide de nouvelles expériences, a troublé peu à peu mon équipage ; le bon fonctionnement de l’Argos est maintenant affecté par un inacceptable désordre, non seulement à l’intérieur mais également à l’extérieur du holodeck ! Pour faire accepter ma décision sans risquer une mutinerie, j’ai dû accéder à l’exigence du Conseil de faire l’acquisition d’un nouveau modèle BRH-02 pour notre vaisseau dès notre prochaine escale sur une planète de la Fédération.

Ce fut-là un moindre mal, mais je dois avouer que je regrette déjà ce beau wub-Barbie et les extraordinaires ondulations de sa peau zébrée… ».

Kindred W. Richard (2010)

[ Voir Philip K. Dick, « Beyond lies the Wub », Planet stories n° 7, juil. 1952, New York, USA, trad. Hélène Collon « L’heure du wub », Nouvelles – Tome 1 1947/1953, Paris, Denoël, 1994, pp. 69-81 ; « Not by its Cover »,  Famous SF  n°1, été 1968, New York, USA, trad. Hélène Collon « Ne pas se fier à la couverture », Nouvelles – Tome 2 1953/1981, Paris, Denoël, 1997, pp. 1057-1069 ; « In the Days of Perky Pat », Amazing 1963, New York, USA, trad. « Au temps de Poupée Pat », ibid., pp. 697-732 ]