Road Trees 1 à 12 // 2020-2025
Road trees suit la voix de certains arbres ayant acquis une présence symbolique importante pour un groupe de gens. Tous les éléments de cet ensemble s’imbriquent depuis 2020 en une sorte de carnet de voyage, témoins d’un itinéraire. Road trees configure un récit visuel qui rend compte de différentes expériences vécues (France, Estonie, Finlande), utilisant au hasard de rencontres la capacité des arbres à faciliter des traversées sociales et transculturelles.
Road trees a commencé par la découverte de deux anciennes photographies en noir et blanc montrant un ormeau imposant sur la place de mon village d’origine dans le sud de la France. Ces images du monument végétal disparu en 1983, prises par mon père en 1966, montrent l’enfant que j’étais, dans et devant l’arbre creux. Passant de ce choc mémoriel premier à un travail de mémoire collective, l’expérience artistique qui en a résulté s’est prolongée depuis 2020 sous des formes variées, dans des lieux culturellement et géographiquement très éloignés. Elle a été déterminée par les enjeux mythiques, historiques et socioculturels de la patrimonialisation des arbres. Road trees se concrétise par divers gestes plastiques, textes et actions qui conditionnent la vie de formes nomades ; ces dernières se transposent ou s’hybrident en conservant une mémoire de leur genèse. Cette expérience biomorphique entend ne plus opposer « l’imagination créatrice, individuelle, à l’imaginaire, produit mental sériel proche du fantasme collectif[1]». Road trees comporte douze rencontres particulières entre 2020 et 2024.
[1]Michel Guérin, « Les gestes actés (la fonction de poser) », La Part de l’Œil n° 35-36, 2021-22, p. 179.
Road Trees 1 : L’ormolivier // 2020-2022.
Place de l’ormeau, Ramatuelle, Var, France
43°12’55.1”N 6°36’43.93”E
L’olivier visible sur la place de l’ormeau, au centre du village de Ramatuelle (France) est presque centenaire mais il n’a été transplanté qu’en 1985 pour remplacer un ormeau lui-même quadricentenaire et classé, abattu en 1983 après sa mort de la graphiose comme la quasi-totalité des ormeaux au XXe siècle. C’est un ormolivier que je vois toujours sur la place. Cette sédimentation mentale m’a conduit à enquêter sur l’histoire de l’ormeau ; j’ai réuni non seulement de nombreux documents et témoignages de ceux qui l’ont connu, mais également quelques fragments du tronc que des habitants et la mairie ont conservés depuis 1983. L’ormolivier est un arbre transtemporel imaginaire, et curieusement, l’olivier actuel est encore classé au département du Var sous le nom d’ormeau (depuis 1924)[1].
[1] Une série de dessins composites, des documents et des morceaux d’ormeau présentés comme des sculptures, ont été réunis dans l’exposition « L’ormolivier » (Forces confuses 1, 2022, galerie Le Garage, Ramatuelle).
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Road Tree 2 : Le pin aux croix de Laatre // 2020-21
Route Õruste-Laatre, Rampe, Comté de Valga, Estonie.
57°52’59.3”N 26°13’09.9”E
Lors d’un séjour en Estonie, j’ai cherché un équivalent local à l’ormolivier de Ramatuelle. Un peu par hasard, j’ai rencontré au nouveau Musée National Estonien de Tartu (Eesti Rahva Muuseum) un grand tronc d’arbre pétrifié couvert de profondes entailles cruciformes et théâtralement mis en scène au milieu d’une forêt artificielle. Il s’agit d’un arbre sacré qui a grandi à la lisière de la forêt de Laatre, à soixante-quinze kilomètres au sud de Tartu, dans le Comté de Valga. Né vers 1750 et mort en 1990, le pin a été coupé en 2014 car il risquait de s’effondrer sur la route Laatre-Õruste. Ce pin aux croix de Laatre (Laatre ristimänd) a été marqué principalement entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle, selon une pratique rituelle ; celle-ci consiste à graver une croix dans l’écorce pour confier l’âme du défunt à l’arbre-gardien sur le chemin qui mène au cimetière, ici à la lisière du bois sacré. Cette tradition a perduré au-delà de la christianisation du pays. Au bord de la route, un écriteau explicatif remplace maintenant l’arbre abattu, et de petites veilleuses en cire posées sur la souche du pin dénotent une survivance animiste. Contrairement à la patrimonialisation de l’ormeau, symbole profane et républicain, ce pin a été muséifié comme être psychopompe[1].
[1] Je remercie Sara Bédard-Goulet (professeure à l’université de Tartu), Marju Kõivupuu, Anna Liisa Regensperger et Kristjan Raba (Musée national estonien) pour avoir rendu possible l’exposition « À la lisière » (Forces confuses 2) à Tartu, et notamment pour la présentation de la partie haute du tronc, telle qu’elle est habituellement conservée dans les réserves du musée, protégée par une structure de bois.
Road Tree 3 : Le chêne de Montpy // 2021.
Le Mont-Dieu, Ardennes, France.
49°32’56.7″N 4°51’42.
À l’occasion d’un projet prévu dans les Ardennes françaises (Belval), j’ai découvert le chêne de Montpy qui pousse près de la Chartreuse de Mont-Dieu depuis 350 ans environ. Son histoire pendant les conflits militaires du XXesiècle est particulière. Durant la Première Guerre Mondiale, l’armée allemande abattait beaucoup de gros arbres pour différents besoins. La légende dit qu’un garde forestier aurait dissuadé l’officier en charge de couper ce chêne de Montpy, déjà considéré comme exceptionnel, en prétextant que Guillaume Ier, lors de la guerre de 1870, s’était reposé à son pied. Et plus tard, pendant la Seconde Guerre Mondiale, l’armée française a utilisé ce chêne comme observatoire, sa grande hauteur permettant de surveiller la région.
Mais c’est surtout un caractère cosmique inattendu du lieu où pousse cet arbre qui m’a retenu. Le chêne de Montpy n’est pas l’objet de croyances et de pratiques rituelles, mais il est cependant concerné par un phénomène céleste, une pluie de météorites étant tombée sur la zone à la fin du XIXe siècle ou au tout début du XXe siècle. Ce n’est que depuis 1994 que des météorites ont été trouvées là, pas loin du grand chêne pour certaines, dont une pesant 364 kg[1]. Ici, le temps très long (galactique, minéral, incommensurable) rencontre le temps court de notre écosystème terrestre, actuellement bien mal en point. Le chêne de Montpy pousse en limite d’une pente assez forte ; son pied est fendu et il est maintenant haubané car il penche dangereusement[2]. Le dispositif artistique proposé pour ce projet non réalisé consiste en une sorte de métaphore de la précarité et de la fragilité du vivant confronté à la puissance de l’univers.
[1] Les spécialistes estiment à une tonne le volume de météorites tombées. Il en reste encore à trouver, mais il y a beaucoup d’autres objets métalliques dans ce sol — fers-à-cheval, balles et culasses d’obus, etc. —, car en 1940 la bataille de Stonne s’est déroulée là, opposant Français et Allemands.
[2] Les habitants de Mont-Dieu — nommés les Montagnards divins — consacrent des moyens importants à la maintenance du chêne de Montpy; mais ils ne sont plus que seize aujourd’hui, répartis sur une commune aux deux-tiers couverte de forêts.
Road Tree 3 : Le chêne et la météorite, 2021, 25 x 30 cm, dessin numérique.
Road Tree 4 : Le pin elfique d’Yliskyla // 2021-2023.
Quartier Lajaasalo, Helsinki, Finlande
60°10’46.9”N 25°03’09.2”E
En juin 2021 à Helsinki, j’ai rencontré un pin sylvestre dans le quartier d’Yliskylä (île de Laajasalo). Il occupe une cour d’immeuble en face d’un centre commercial, mais jusqu’au milieu du XXe siècle, il était l’arbre sacré (urhimänty), le pin « elfique » (haltiamänty) de la ferme d’Yliskylä, avant que cette zone urbaine soit construite sur le domaine. L’architecture du quartier de cette banlieue d’Helsinki s’est peu à peu modifiée, mais le vieux conifère est toujours là au milieu des bâtiments. Son caractère particulier n’est aujourd’hui pas signalé. Il existait de nombreux pins de ce type en Finlande, mais aucun autre n’a survécu dans la région d’Helsinki.
Avant et pendant la progression du Christianisme en Scandinavie, à partir du Moyen Âge, les peuples finno-ougriens d’Estonie et de Finlande croyaient que chaque arbre, comme toute chose dans la nature, possède une âme. Ainsi, avant d’en abattre un, certains Finlandais tapaient sur le côté de l’arbre afin que son âme ait le temps de partir. Le monde invisible était tripartite : au ciel se trouvaient les dieux, dans le monde intermédiaire les elfes et les esprits des animaux, et dans le monde inférieur les défunts aspiraient à la compagnie des vivants. Les arbres à feuilles caduques étaient considérés comme un lien avec le monde supérieur et les elfes, tandis que les épicéas et les pins étaient considérés comme les arbres des morts auxquels on faisait des offrandes[1].
Jusqu’au XIXe siècle, malgré le contrôle de l’Église qui s’appropriait les bois sacrés — ou les détruisait parfois systématiquement par décret papal —, et selon une mixité grandissante des croyances chrétiennes et animistes[2], les offrandes régulièrement déposées au pied de ce type d’arbres étaient destinées à protéger les récoltes et l’élevage animal, à porter chance ou à favoriser santé et fortune, à dissuader les esprits de perturber les vivants, etc. Aujourd’hui, quelques habitants connaissent encore vaguement l’histoire de cet haltiamänty et en 2006 une cérémonie a même été organisée pour le consacrer à nouveau. Cet arbre que rien ne distingue d’autres pins anciens du quartier si ce n’est l’histoire qu’il partage(ait) avec les humains, est donc protégé de tout abattage.
[1] La coutume d’environner les tombes de conifères dans les cimetières finlandais est liée à cette ancienne croyance.
[2] C’est pourquoi, par exemple, des églises catholiques ont été construites sur d’anciens lieux sacrés animistes. Certains arbres comme le pin d’Yliskylä, étaient situés sur des terres privées et des fermes, ce qui rendait le contrôle difficile. Cet arbre était sans doute hors de portée des prêtres, et il a été préservé pour favoriser la paix sociale.
Road Tree 5 : Le saule du palais de verre // 2021-2023.
Salomonkatu et colline de Vuosaari, Helsinki, Finlande
60°10’14.7”N 24°56’08.4”E et 60°13’37.1”N 25°09’36.0”E
Sur Salomonkatu (rue Salomon), en plein centre d’Helsinki et en face du Palais de verre Hankkija (Hankkijan talo ou Lasipalatsi), se dresse un petit saule planté en 2011. Ce « saule du palais de verre » (Lasipalatsin salava) est à la fois très jeune et très vieux. Il n’a qu’une douzaine d’années, mais sur une plaque en laiton posée sur la clôture circulaire de protection, on peut lire : « Le premier arbre à cet endroit était une espèce rare de saule plantée dans les années 1830. Il a été protégé en tant que monument naturel en 1924. L’arbre est tombé lors d’une tempête le 29 décembre 2003 », et le tronc a été déposé dans un nouveau parc de loisir, sur une colline derrière le port de Vuosaari[1].
Les gens étaient attachés à cette mémoire vivante de l’histoire d’Helsinki et lorsque le premier saule fut abattu en 2004, des habitants ont emporté des morceaux de ses branches en souvenir[2]. En 2006, la souche, pas encore arrachée sur Salomonkatu, a été victime d’un incendie criminel mais elle a finalement rejoint le tronc à Vuosaari en 2008. Ces reliques végétales sont encore visibles aujourd’hui et se dégradent lentement dans le parc (la souche y est signalée par un petit écriteau bleu).
Le nouveau saule du palais de verre a été planté et inauguré en 2011 à partir de rejets de l’ancienne souche, récupérés et bouturés par un habitant qui a offert le nouvel arbrisseau à la ville.
[1] Cette colline a été élevée avec les millions de mètres cubes de terre provenant de l’immense chantier du port commercial de Vuosaari contruit à la fin du XXe siècle, sur l’ancienne décharge de Vuosaari.
[2] En 2004, Toivo Kala a rapporté qu’au début de la guerre d’hiver en 1939, sa grand-mère a été sauvée de la mort parce que le saule l’a protégée des éclats d’une bombe soviétique.
Road Tree 6 : Le pin karsikko // 2021-2024.
Musée d’histoire locale de Konnevesi, Finlande centrale occidentale
62°37’29.9”N 26°16’28.1”E
En parcourant la Finlande centrale occidentale, j’ai découvert un karsikkopuu, — arbre gravé —, conservé au musée d’histoire locale de Konnevesi (Konneveden kotiseutumuseo). Le tronc de ce pin, torsadé par les effets du froid lors de sa croissance, est entaillé de nombreuses dates et initiales. Les Finlandais utilisent encore des troncs, des branches et des panneaux d’épicéa ou de pin pour commémorer des événements importants par des gravures : un mariage, une fête patronale, un visiteur à honorer, le passage d’un voyageur, etc. Mais dans le domaine religieux, un karsikko était autrefois un ensemble de marques effectuées sur un arbre pendant le trajet des défunts entre leur maison et le lieu de leur inhumation. Elles étaient censées empêcher l’esprit de l’individu de revenir[1]. Cette croyance païenne est apparentée à celles de l’Estonie (voir Road Tree 2 : le pin aux croix de Laatre).
Le pin karsikko du musée de Konnevesi poussait sur le rivage sacré des îles Lanstu (celle du nord), situées dans le grand lac Konnevesi (maintenant parc national d’Etelä-Konnevesi). Lorsque les habitants se rendaient au cimetière de Rautalampi pour enterrer un proche, ils empruntaient en barque le détroit entre les îles Lanstu nord et sud, et s’arrêtaient pour graver ses dates de naissance et de décès sur un des pins. Le détroit symbolisait le passage de la vie à la mort. La plupart des arbres marqués dans ces îles ont été cassés par la tempête Asta qui a dévasté la région en 2010. Et bien que ces croyances se soient peu à peu perdues depuis de début du XXe siècle, un des troncs a été transféré au musée comme une relique.
Cette tradition se prolonge aujourd’hui sur un mode plus ludique : sur la rive toute proche du lac Kivisalmi (route de Konnevesi à Rautalampi), un gros tronc a été érigé en contrebas de la route, en signe de bienvenue, par la Konnevesi Kotiseutuyhdistys ry (Société du patrimoine local de Konnevesi). Les voyageurs et les touristes peuvent ainsi faire un vœu en incisant leur nom dans le bois dur. Signer ou parapher les arbres ou des supports urbains sont des gestes anthropologiques universels aux finalités bien différentes.
[1] Conservé au musée de la Guerre et de la Reconstruction de Salla (village touchant la frontière russe) depuis 2010, un autre tronc de même type est conservé, mêlant cultures chrétienne et Sami : le pin de Granroth (granrothin petäjä) présente ainsi des dates de naissance et de décès dont la plus ancienne a été gravée en 1755.
Road Tree 7 : Wilfrid // 2021-2023
Forêt de Savukoski (lac Laanilampi), Laponie, Finlande
67°07’55.7”N 28°22’45.2”E
Un gros tronçon de pin sylvestre est exposé au Musée d’histoire locale de Pöykkölä à Rovaniemi (Rovaniemien kotiseutumuseo). Les anneaux de croissance marqués d’étiquettes sur sa section permettent de repérer les grands événements historiques finlandais dans l’épaisseur du bois. Par le conservateur du musée, nous avons appris que l’arbre dont provient ce tronçon est né vers 1610 près de Savukoski, dans une forêt située à environ cent cinquante kilomètres de Rovaniemi, vers la frontière russe.
En juin 2021, nous allons à Savukoski voir où ce pin a poussé, guidés par Leo Onkamo, Leo Myllila et Marko Hannula. Ces derniers animent l’association Sotavainajien etsintäryhmä kelsinkäinen ry (groupe de recherche des soldats morts à la guerre) ; ils effectuent dans cette zone un travail de mémoire et de deuil, trouvant dans le sol les restes de soldats tués pendant la Guerre d’hiver, qu’ils tentent d’identifier. Les bois ont ici été ravagés lors de la confrontation avec les troupes soviétiques pendant la Guerre d’hiver (1939-40), et ils en portent encore les stigmates[1]. Nos compagnons nous conduisent en pleine forêt près du lac Laanilampi, à quelques kilomètres de Savukoski, jusqu’à un arbre géant âgé d’au moins cinq cents ans. C’est un équivalent du pin dont une partie du tronc est conservé au musée de Pöykkölä ; ce dernier a poussé dans la même zone, mais impossible de savoir dans quelles circonstances une section de son tronc s’est retrouvée au musée. Quoi qu’il en soit, le grand pin debout face à nous, similaire, a été découvert en 2014 par Marko. Comprenant l’objectif de ma présence en ces lieux avec eux, Leo me demande de nommer ce pin chargé d’une histoire qui n’était jusqu’alors pas la mienne. Le 19 juillet, une petite réunion franco-finlandaise, qui n’a rien d’une performance artistique, a été organisée par Marja Jalkanen (consule honoraire de France à Rovaniemi) et Leo pour placer devant l’arbre un écriteau métallique qui mentionne le nom que je lui ai donné : Wilfrid. D’une guerre à l’autre, d’un deuil à l’autre, d’une mémoire à l’autre : mon oncle Wilfrid a combattu dans les tranchées pendant la guerre de 1914-18 en France. Habitant Ramatuelle, il s’asseyait souvent sous l’ormeau pour parler. Marja a qualifié cette réunion de cérémonie, lui conférant un caractère officiel ; ce grand pin fait donc maintenant partie d’un patrimoine franco-finlandais selon un processus singulier. Aux dernières nouvelles données par Marko à l’été 2023, Wilfrid va bien[2].
[1] Cet événement correspond à l’anneau de croissance étiqueté n° 24 sur la section du tronc au musée de Rovaniemi. En 1938-39, l’armée finlandaise a construit la salpalinja, une ligne de défense antichar constituée de blocs de granit érigés tout au long de la frontière avec l’URSS. Parmi les grandes pierres dressées restant visibles, notamment dans les bois de Savukoski, de jeunes pins ont poussé : le minéral et le végétal se rejoignent maintenant en une sorte de grand mémorial naturel aux soldats disparus.
[2] Remerciements à Marie-Laure Lions-Olivieri, Marja & Risto Jalkanen, Elena Ceccarelli, Iris Tukiainen, Mike Hurd, Leo Onkamo, Leo Myllila et Marko Hannula qui ont rendu possibles les périples en forêt en 2021 et 2022.
Road Tree 8 : Les bornes gravées // 2022-2024
SIIDA, musée Sámi, Inari, Laponie, Finlande
68°54’35.7”N 27°00’49.6”E
Au SIIDA d’Inari (musée de la culture du peuple Sámi), trois tronçons d’arbres gravés au XIXe siècle témoignent d’un usage profane : il s’agit de bornes qui signalaient l’habitat ou le territoire de quelqu’un, par exemple les limites d’une réserve de chasse ou de pêche. Ces bornes servaient parfois à marquer les chemins pour aller d’un point à un autre. En général, les gens y gravaient aussi leurs noms ou leurs initiales, ainsi que la date[1]. Il est difficile de dire à quand remonte cette tradition qui perdure aujourd’hui pour marquer l’entrée de certains domaines privés.
En Laponie, on utilisait les arbres et les planches comme messagers. Ainsi, le SIIDA présente un ancien palais de justice dans son musée en plein air. Cette grande cabane a été utilisée lors des procédures judiciaires jusqu’en 1905. À l’intérieur, les murs en planches sont couverts de noms de personnes en attente de jugement. Plus tard, la cabane a été utilisée pour le matériel ou les animaux en pleine nature, et de nombreuses incisions murales ont été ajoutées.
Ces pratiques sont indirectement liées à la cosmologie des communautés Sámi (Finlande, Suède, Norvège), pour lesquelles l’arbre-monde est un pilier (stytto) qui atteint l’étoile polaire et soutient l’univers, et on le retrouve dans de nombreuses représentations, sur des tambours par exemple. Lors des danses chamaniques, les bois de renne symbolisent l’arbre-monde.
[1] Remerciements à Anni Guttorm, conservatrice au SIIDA en 2022, pour ces informations sur les troncs-bornes.
Road Tree 9 : L’olivier des Gueules Cassées // 2023-2024
La Valette-du-Var, France
43°08’57.9”N 6°00’46.2”E
À La Valette-du-Var (France), il y a beaucoup de vieux oliviers et au Conservatoire variétal de l’olivier (créé en 1995),soixante-dix-huit variétés d’oliviers sont regroupées sur les six hectares du site de la Grande Cabane (hauteurs de Baudouvin). Mais le plus ancien des oliviers valettois (millénaire) pousse dans le domaine des Gueules Cassées, ancien domaine du Coudon acheté en 1934 par cette association (créée à Paris en 1921), pour y accueillir les vétérans défigurés pendant la Première Guerre Mondiale. Ses fondateurs Bienaimé Jourdain, Albert Jugon et le Colonel Yves Picot nomment l’association « Les Gueules Cassées » en lui donnant une devise ironique mais porteuse d’espérance : Sourire quand même.
Les « Gueules Cassées » apportent aujourd’hui une assistance aux militaires, policiers, gendarmes et pompiers blessés en service, victimes civiles d’attentats, atteints de blessures au visage ou à la tête. L’association tire ses ressources principales de La Française des Jeux, dont elle est le second actionnaire après l’État. Elle eut l’idée géniale, au début des années 1930, de créer les dixièmes de la Loterie Nationale pour s’assurer des revenus financiers, puis a été en 1976 la promotrice du Loto. Ce domaine valettois a surtout servi de centre de convalescence pour les soldats blessés et héberge un EPHAD ; mais aujourd’hui, il fonctionne aussi comme centre de vacances et de réception.
L’olivier des Gueules Cassées pousse à côté de la chapelle du domaine. Planté au IXe siècle, son tronc massif et noueux est maintenant largement fendu. Il est notamment témoin de la destruction partielle des bâtiments du domaine en 1944 par les bombardements au cours de la libération de la rade de Toulon, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. D’une guerre à l’autre, l’histoire tragique semblait rattraper les Gueules Cassées.
Road Tree 10 : Deux cyprès modernes // 2023-2024
Villa Théo, Saint-Clair, Le Lavandou, France
43°08’43.3″N 6°22’54.1″E
Ces deux cyprès ont sans doute été plantés à l’époque où le peintre Théo Van Rysselberghe a emménagé au Lavandou (1911) dans cette maison-atelier rénovée par son frère Octave — architecte connu habitant déjà ce quartier de Saint-Clair depuis 1903, qui avait réalisé auparavant la Villa La Hune pour Paul Signac à Saint-Tropez en 1897. Ces arbres jumeaux encadrent une petite terrasse circulaire avec un banc de pierre, propice à la discussion et à la contemplation. Ils constituent aujourd’hui l’emblème végétal des jardins de la Villa Théo, transformée en 2017 en centre d’art ; ils ont été récemment répertoriés comme arbres remarquables par la municipalité du Lavandou et divers guides touristiques et culturels les mentionnent.
Beaucoup de couples de cyprès sont repérables dans les paysages méditerranéens, souvent plantés à l’entrée de domaines où ils sont symboles de bienvenue. C’est ce motif que Signac, ami de Théo Van Rysselberghe et fréquemment en visite à Saint-Clair, a peint à Antibes dès 1893 dans Les deux cyprès, Opus 241 (mistral), quelques années avant de s’installer à Saint-Tropez. Ces deux couples de cyprès (celui de la villa Théo et celui peint par Signac) sont marqués par l’histoire de l’art. Van Rysselberghe, Van Gogh, Cross, Camoin, Chabaud, Matisse, Luce (…) ont également peint plusieurs fois des cyprès provençaux ; et le jardin de la Villa Théo est maintenant le repère principal du « chemin des peintres », proposé depuis 2006 aux visiteurs dans le quartier de Saint-Clair.
Road Tree 11 : Le hêtre du bosquet de l’orangerie // 2023-2024
Château de Cerisy-la-Salle, France
49°01’19.5″N 1°17’11.4″W
Dans le parc du château de Cerisy-la-Salle, entre Coutances et Saint-Lô, on traverse le bosquet de l’Orangerie pour aller vers les serres et les jardins. Il est constitué principalement de hêtres et l’un d’entre eux, survivant des tempêtes de 1987 et 1999, présente des inscriptions dans son écorce. Elles ont été gravées en 1944 par des soldats allemands qui occupaient le château à cette époque, peu de temps avant leur repli sous la pression des troupes américaines qui ont libéré le château le 29 juillet. À Cambernon (village à une dizaine de km) était installé le 17e bataillon de pionniers SS ainsi que les parachutistes de von der Heydte. Le château de Cerisy servait de poste de commandement pour deux divisions SS remontées vers le nord pendant la fin de la guerre : Das Reich, tristement célèbre pour les crimes commis à Oradour-sur-Glane, et la 17e Panzer-grenadier Götz von Berlichingen (Gv.B), coupable du massacre de Maillé.
On peut notamment lire sur l’écorce, en plus de différentes initiales (D.A, E.B. et B.A dans un cœur…), SS 44 et Gv.B. Cet arbre croise deux histoires ; celle multiséculaire du château de Cerisy, qui est aujourd’hui un lieu dédié au partage des savoirs[1], et celle de la guerre en 1944, marquée par la violence de ces divisions SS. La 17e, spécialisée dans l’infanterie mécanisée, emprunte son nom au célèbre chevalier allemand du XVIesiècle, Götz von Berlichingen, surnommé « la main de fer » (eisernen hand). La main mécanique de ce mercenaire qui avait dû être amputé est devenue l’emblème de la division. Ce personnage a inspiré divers auteurs après que Gœthe lui ait consacré sa première pièce de théâtre (1773)[2]. « Alors, du brouillard de mes souvenirs, une pensée claire jaillit, venue je ne sais d’où : la main de fer de Goetz von Berlichingen[3] ».
[1] Le Centre culturel de Cerisy a été créé en 1952 par Anne Heurgon-Desjardins ; s’y organisent chaque été de nombreux colloques internationaux.
[2] Voir notamment la pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre Le Diable et le Bon Dieu, 1951 (Paris, Gallimard) et la nouvelle fantastique de Jean Ray La main de fer de Goetz von Berlichingen, publiée en 1943 dans Les cercles de l’épouvante (Paris, Le Masque, coll. « Fantastique », 1978, pp. 14-34), et encore la bande dessinée de Didier Comès L’ombre du corbeau (Lombard, 1981).
[3] Jean Ray, La main de fer de Goetz von Berlichingen, p. 32.
Road Tree 12 : Le pin Bertaud // 2023-2024
Gassin, Var, France
43°15’40.5”N 6°35’46.2”E
Depuis toujours, je passe à l’endroit où se tenait ce grand pin parasol abattu en 1924. Il poussait sur la route qui mène à Saint-Tropez, juste devant l’usine des torpilles où a travaillé mon père de 1952 à 1980. Cet arbre fantôme revenait souvent dans les conversations pendant mon enfance et j’ai le sentiment d’avoir réellement vu ce pin Bertaud, car une peinture ancienne de l’arbre ornait un mur chez ma grand-mère.
En 1894, cet arbre-carrefour s’est retrouvé coincé entre la route et la voie ferrée du tramway reliant Cogolin à Saint-Tropez, à l’embranchement de la route de Ramatuelle et Gassin. Il marquait ainsi la petite station « Bertaud » et constituait un important repère local ; il était aussi une attraction nationale, car Saint-Tropez a été mis à la mode par les peintres modernes au début du XXe siècle, sous l’impulsion de Paul Signac; celui-ci, après avoir acheté une maison-atelier dans le village en 1898 (La Hune), a peint et dessiné le pin à plusieurs reprises.
En 1911, le pin Bertaud a été classé par la Commission départementale du Var pour la protection des sites et monuments naturels. Mais ses racines déformaient la route et surtout la voie ferrée ; ainsi pour justifier son abattage malgré son classement, on a dit à l’époque qu’il était mort de vieillesse ou de maladie, donnant ainsi une bonne raison de le couper. Dans son article consacré à la réception de Camille Jullian à l’Académie française en 1924, l’écrivain Henry Bidou évoque en filigrane la bascule entre ruralité et modernité qui s’opère dans la région tropézienne à cette époque et que matérialisait l’arbre en plein milieu d’une voie de communication devenue importante : « Le pin Berthaud [sic], sous lequel [M. Jullian] veut nous faire asseoir, est mort. On a ébranché son cadavre gigantesque. Il ne reste plus, au milieu de la route, que le tronc d’un dieu mutilé. Je crois que M. Jullian n’a pas vu ce désastre, ni les maisons que l’on construit, ni les automobiles qui s’impatientent contre “le déraillard”[1]. Il a fait son discours sur les souvenirs de son enfance[2] ».
[1] Un des surnoms donnés au tramway Cogolin-Saint-Tropez.
[2] Henry Bidou, « Réception de M. Camille Jullian à l’Académie française », Revue des Deux Mondes, tome XXIV, 43, déc. 1924, p. 673.