Jean Arnaud, Pierre Baumann
Galerie Turbulence, campus Saint-Charles, décembre 2022.
HYPOTHÈSE 1
ITEMS / NOTIONS / CONCEPTS
LE BOSQUETAGE COMME MÉTHODE
Au sens général, mener l’enquête signifie la recherche systématique de la vérité par l’interrogation de témoins et la réunion d’éléments d’information, ou la volonté d’établir les us et coutumes qui caractérisent un lieu. Le bosquet est un de ces lieux d’exploration dans lesquels observer, arpenter et collecter des données permet de comprendre comment les fils de la vie s’entrecroisent dans un espace limité et caractérisent l’état ou l’identité d’un territoire boisé. Le bosquet est un milieu complexe, dont la structure est à la fois organisée et chaotique. Le bosquetageserait d’abord une forme d’exploration simultanément rationnelle et intuitive, factuelle et fictionnelle. Rendre compte de la vie singulière qui l’anime consiste à croiser ou à superposer divers champs de langage, au sens que Pierre Bourdieu donnait à ce terme. Comment faire coexister des analyses de ce microcosme pour rendre compte de cette complexité, à partir des champs artistique, social, biologique, politique, esthétique, écologique, biologique, géographique, etc. ?
La méthode du bosquetage pourrait se comparer dans un premier temps à celle de Georges Pérec par rapport à un milieu bien différent ; il avait essayé pendant trois jours d’inventorier tout ce qu’il voyait place Saint-Sulpice à Paris (cf. “Tentative d’épuisement d’un lieu parisien”, 1975). Le bosquet, au milieu de l’étendue plate et caillouteuse de La Crau près de Saint-Martin, se substitue ici à un site urbain, dont Pérec n’avait pris en compte que l’activité humaine. Dans le cas de l’exploration du Bois de Leuze, la vie de cette espèce d’espace est prise en compte à de plus nombreux niveaux. La surface limitée d’un bosquet permet de limiter la complexité des facteurs influents qui peuvent être d’ordre biologique, socio-économique, politique, anthropologique et artistique. Le bosquetage pourrait alors être envisagé comme la modélisation simplifiée d’une structure complexe, et ce modèle d’investigation pourrait être étendu à d’autres types de structures géolocalisées.
Dans un second temps, la mise en réseau de plusieurs bosquets permettrait également d’interroger la diversité de tels milieux organisés, ainsi que leurs interactions avec et dans les zones environnantes (prés, cultures, friches, zone économique, etc.), souvent déconnectées du bosquet lui-même. Bosqueter permet donc de partir d’un principe d’étude de micro-localité qui faciliterait la compréhension des systèmes de relations élargies. Le bosquetage serait une méthode d’immersion par nature pluridisciplinaire et multilingue, multi-spéciste, dont les résultats peuvent se stratifier en un ensemble de paradigmes à priori infini, entre documentaire et fiction.
RÉCIT – VOIX
Entrer dans un bosquet aiguise les sens (sons, odeurs, matières, couleurs…) car on pénètre dans un milieu à la fois clos et ouvert ; cette attention portée à un environnement nouveau engendre des récits potentiels.
– Voix partagées. De tels lieux sont des espaces dans lesquels des parcours et des trajectoires se croisent de manière parfois inattendue. Au Bois de Leuze sont advenues des histoires parcellaires et brièvement partagées entre usagers (un ancien boulanger, un éleveur de chiens, des motards…). Mais des récits indiciels et imaginaires prennent aussi plus ou moins forme à partir de la rencontre d’objets abandonnés, témoins d’activités humaines (déchets, cartouches, pneus, fragments d’architecture ruinée…). D’autres encore naissent de l’interprétation des nombreux signes, traces et empreintes, matérielles ou sonores, découverts au hasard de la marche. Chaque chemin inventé détermine une histoire potentielle, avec ou sans chute.
–Récits implicites. De multiples voix résonnent en ce Bois de Leuze qui survit en terrain hostile au bord d’une zone industrielle : celles des différentes espèces qui le fréquentent ou l’habitent, à différentes échelles de hauteur ou de grandeur (oiseaux, fourmis, lapins, moutons, humains, pins, orties, chênes kermès, cyprès, oliviers…). Interagissent ici de nombreux milieux animaux, végétaux et humains dont les histoires imaginées interfèrent au gré de l’attention qu’on leur porte ou pas.
Le Bois de Leuze est un bosquet marginal, isolé et assez dégradé (végétation malmenée, animaux sauvages dérangés, végétaux piétinés, etc.); c’est un espace suspendu entre sa sauvagerie et son artificialité dans un environnement industriel. Il est le vestige amoindri d’une grande bergerie, héritier d’une économie agricole déracinée par l’implantation à proximité d’éoliennes et autres plateformes logistiques. Ces contrastes et oppositions apparentes induisent des récits fragmentaires, portés par l’étrange hétérogénéité des activités qui y coexistent; mais la plupart de ces histoires ne seront jamais transcrites ni même énoncées.
SON
Dans le bosquet, les manifestations sonores résultent d’activités internes et externes à son périmètre; elles déterminent une écologie générale du lieu qui résultent des interactions entre phénomènes naturels et activités humaines, ces dernières expliquant la présence des éoliennes et du flux routier environnant (zones de distribution et autoroute). Dans la plaine de La Crau, le vent est fréquent et tournant, souvent violent. Par grand mistral, le puissant ronflement des éoliennes, le bruit des moteurs et le souffle produit par l’agitation des branchages dans la pinède, couvrent ensemble toutes les manifestations sonores plus discrètes. Ces trois composantes génèrent un bourdonnement répétitif et lancinant, sujet aux subtiles variations de rythme et d’intensité, que Philip Glass ou Eliane Radigue n’auraient pas renié.
Les phénomènes de boucle inépuisables, induits par la rotation des éoliennes et par le contournement du bosquet par les camions, produisent une saturation de notre sensibilité auditive. Cet effet de saturation modifie les modes de perception et influence les activités du bosquet, car tous les corps et objets physiques sont affectés par la cacophonie ambiante. Les microphones saturent, sauf lorsqu’ils trouvent refuge au creux d’un pneu ou d’un terrier, dans lesquels s’amplifient les phénomènes de drone.
Tapi sous cette couverture sonore minimaliste et massive, le bosquet, par temps moins tempétueux, notamment le soir lorsque les phénomènes de convections s’affaiblissent, une seconde écologie sonore apparaît, elle aussi rythmée par la combinaison des expressions du vivant — insectes, animaux, humains, végétaux et autres artefacts laissés pour compte. Le bosquet s’organise en micro-territoires sonores qui dialoguent avec discrétion. Le frétillement d’un papillon blessé dans les herbes réhausse de manière inframince la platitude feutrée du sous-bois quasi imperceptible à l’oreille, et rentre en résonance avec le balancement discret des caroubes au bout de leur branche. Le tremblement du tapis de jeunes pousses d’orties redouble les minuscules crissements des fourmis qui galopent sur les pliures d’un sac plastique déchiré, emprisonné dans les branches d’un figuier qui, lui-même, beugle sa toute-puissance olfactive. Une dernière strate vient se superposer à cette écologie sonore complexe. Elle est composée d’un ensemble de phénomènes contingents qui eux aussi modifient, de jour, comme de nuit, la régularité rythmique. Les motos, le passage d’un promeneur ou d’un chasseur, des chiens, un fruit qui tombe sont autant d’expressions sensibles qui s’égrènent au rythme des heures, des jours et des saisons, auxquelles il faut être attentif.
LE BOSQUET COMME FIGURE Appropriation des modèles
Les modèles méthodologiques d’investigation d’un lieu dépendent de l’intention de l’enquêteur et du domaine de recherche concerné. Pour un artiste, la méthode expérimentale est évidemment individualisée et en ce domaine une modélisation conceptuelle prescriptive ou normative du bosquetage n’a pas de sens. Constatons cependant que les démarches artistiques empruntent aujourd’hui de nombreux éléments de langage et de méthodes analytiques à des disciplines scientifiques — anthropologie et biologie en particulier —, pour activer de nouveaux liens entre arts et sciences. Bosqueter pourrait alors définir une méthode transversale pour un artiste, pour un scientifique ou pour n’importe quel individu curieux du fonctionnement d’un milieu complexe. Une telle activité vise à comprendre les divers mécanismes visibles ou latents qui définissent l’état, le fonctionnement où l’imaginaire d’un lieu, selon des intentions et des modes opératoires expérimentaux qui relèvent aussi bien d’une approche scientifique que poétique. Chaque bosquet peut être envisagé comme un espace critique.
Considéré sous un autre angle, qui instaure une relation plus empathique encore, penser bosquet peut être comparé à la démarche d’Aldo Leopold, ingénieur forestier américain qui voulait penser comme une montagne. Dès 1944, cet homme de terrain qui n’est pas animiste cherche à adopter le point de vue de la montagne qu’il arpente, afin de comprendre ce qui est avantageux ou destructeur pour elle (cf. L’éthique de la terre – Suivi de Penser comme une montagne, 1944/2019).
Au sens métaphorique, le bosquet signifie un ensemble de choses abstraites dont le caractère relativement touffu, complexe, rappelle un petit bois. Le bosquet ainsi considéré comme figure peut alors induire une attitude et le bosquetage qualifier un mode de perception fondé sur l’interférence. Il s’agit d’une manière de porter attention à tous types de lieux ou d’espaces dont les limites sont à la fois circonscrites et poreuses, qu’ils soient sauvages ou urbanisés, naturels ou construits, ou à la limite entre les deux.
BOSQUET / ÎLE
Le bosquet dans une plaine ressemble à une île dans l’océan, et dans de nombreuses régions plus ou moins plates (Beauce, plaine de la Crau, Creuse, etc.), ils forment parfois des archipels terrestres. Dans un archipel, les îles ont souvent des caractéristiques locales diverses, mais elles sont situées dans une zone climatique, culturelle et économique rassemblée. De même, deux bosquets voisins se ressemblent vus de l’extérieur, mais ils possèdent souvent des écosystèmes et des histoires différentes quand on les observe de l’intérieur.
La pensée archipélique, qu’on l’envisage à partir de l’île ou, par extension, du bosquet, définit un ensemble d’organisations et de motifs qui déterminent une volonté de développer une raison d’être commune. Il s’agit d’une forme poétisée et politisée de la pensée rhizomique développée par Glissant à partir de Deleuze et Guattari : l’auteur a utilisé les concepts de relation et d’altérité en y ajoutant ceux d’identité et de créolisation. La vision archipélique permet de relier les bosquets aussi bien que les îles, de créer diverses « pirogues projets », et de s’ouvrir à l’inattendu.
ÉCOLOGIE DU BOSQUETAGE
Le bosquetage se caractérise par une logique de l’attention dont la finalité serait de participer à la défense du vivant et des équilibres existants. Il s’agit d’abord d’une activité d’observation qui dans un second temps donne à comprendre par la production d’écritures créatives (visuelles ou autres) les mécanismes et les fragilités de ces écosystèmes. Cette activité permet aussi d’avancer des propositions poétiques et critiques susceptibles de re-stabiliser les déséquilibres du bosquet. Dans le cas du Bois de Leuze par exemple, les moutons modifient plus durement encore que les motos l’équilibre végétal et animal. Autrement dit, le bosquetage n’est pas une action neutre. Il se fonde sur une approche écologique qui pourrait être caractérisée par une lecture critique destinée à privilégier les valeurs du milieu en jeu, sur la base d’observations et de faibles interventions. Il est défini par une approche mésologique et une conscience des phénomènes de créolisation des éléments du vivant, des cultures et des écritures. Cette écologie prend racine dans une expérience analytique des terrains ; elle se caractérise par une production de savoir fondée sur l’usage, par la modélisation de figures plurielles (formes artistiques et culturelles), par la mise en récit, ou encore par une pensée diagonale (Caillois) et l’action poétique (Glissant).
PENSÉE TIERS
Entrer dans un bosquet ressemble à aborder une île à la fois connue et inconnue.
Connue, car la vie y est conditionnée par un environnement plus vaste. Le Bois de Leuze vit sous un climat venteux dans un territoire plat. De son caractère agricole ne subsiste que la présence périodique de troupeaux de moutons, dans une zone où fleurissent maintenant des plateformes de distribution géantes auxquelles se ravitaillent des cohortes de poids lourds.
Inconnue, car la vie sauvage, végétale et animale, y côtoie la présence humaine pour différents usages, et la relation inter-espèces y est difficile à saisir, du moins au départ.
D’un premier point de vue, bien que l’on assiste à une revalorisation générale de la fonction agricole et écologique du bosquet depuis quelques années, en Beauce en particulier, le bosquet est souvent laissé pour compte puisqu’il n’aurait que peu ou plus de vertu “forestière”. C’est une “mauvaise herbe”, livrée à elle-même et à des usages marginaux, refuge d’individus sans qualité. Le Bois de Leuze est non seulement physiquement dégradé, mais il l’est aussi socialement. Ceux qui y viennent s’y rendent pour ne pas être dérangé ni déranger personne.
D’un second point de vue, ce qui rend unique chaque bosquet est une forme singulière de coexistence, plus ou moins équilibrée, entre des milieux vivants aux intérêts convergents ou divergents, visibles ou invisibles. Bosqueter correspondrait alors à une forme de pensée dialogique (Bakhtine, Morin), arborescente et archipélique (Deleuze, Guattari, Glissant). Elle se fonde sur l’analyse des interactions de divers milieux et activités sociales qui s’y déploient en une unité de lieu et de temps, dans une sorte d’espace scénique érigé dans un paysage plat.Rappelons à ce sujet que l’architecture des bosquets artificiels était soigneusement mise en scène comme espace de rencontres fortuites ou lieu de rendez-vous dans les jardins à la française, comme celui du château de Versailles par exemple.
Plus largement, l’objectif d’une pensée critique du bosquetage serait donc d’inciter à porter attention, au plus prèset dans tous les domaines d’investigation artistiques et scientifiques possibles, à ce qui caractérise localement la vie jusque dans ses aspects les plus insignifiants et minorés. Mais les résultats de ce type d’enquêtes très localisées pourraient se révéler symptomatiques de l’état du monde globalement en crise. Comment cette forme de glocalisme permet-elle de produire du tiers ? Dans un champ élargi, le bosquetage détermine une forme de décolonisation de la pensée et des savoirs.
MOTIF / PATTERN
Produire du tiers consiste à considérer comme déterminantes des valeurs généralement négligées par les usages dominants. Eduardo Kohn, dans la lignée du travail relationnel de Descola et de l’étude du relativisme culturel proposé par Ruth Benedict, a montré combien, par exemple, la compréhension de l’écologie de la production de caoutchouc, issu de l’hévéa, et son exploitation en Amazonie, sont déterminées par la prise en compte d’un ensemble de motifs (patterns) complexes — biologie et fragilité de l’arbre, réseaux de circulation fluviaux, pratiques humaines, etc. —, eux-mêmes influencés par des systèmes de relations fragiles: accessibilité, parasitisme, écologie de l’arbre, etc.
L’hypothèse conceptuelle du bosquetage entreprend de poser des fils de récits entre les multiples patterns prenant sens par la relation qu’ils entretiennent entre eux, sur la base de phénomènes culturels qui peuvent varier. Les motards influencent par exemple la présence ou la fuite des individus et des animaux, tout comme le retour des brebis ferme l’accès au site et génère un “désherbage” excessif du sous-bois par broutage et piétinement. En contrepartie, les déjections animales fournissent des ressources alimentaires pour les animaux coprophages tels que les coléoptères et influencent la chimie du sol. Et ainsi de suite…
Il ne faut pas pour autant en conclure qu’une sanctuarisation du territoire du Bois de Leuze devrait s’effectuer au profit d’une ou des espèces en particulier ; la pensée du tiers, qui caractérise le bosquetage, tient en effet compte des équilibres culturels multiples — l’hospitalité, quoi qu’on en pense, à l’égard des motards étant une composante déterminante parmi d’autres. La pensée du tiers, sur la base, par exemple d’une logique cinématographique du montage des motifs, suggère qu’il faut faire avec une logique de l’inclusion et de la coexistence considérée.
CONVIVIALITÉ
Envisagé superficiellement, le Bois de Leuze est un lieu peu hospitalier et peu convivial. En effet, la végétation est affaiblie, les grands arbres de plus en plus clairsemés résistent de plus en plus difficilement aux vents forts et cassent, la déforestation du sous-bois par les brebis chaque hiver ne permet pas à la végétation basse de prendre du volume, les pneus qui bornent la piste de moto, les vestiges et les déchets comme le bourdonnement quasi incessant des éoliennes rend le lieu peu accueillant.
En revanche si on accepte que l’approche bosquetiste tient compte non pas des apparences et des a priori (un pneu c’est moche, ça pollue surtout si on le brûle ; c’est un objet de rang social inférieur), mais de la nature des liens sociaux et biologiques qui s’instaurent entre les individus (végétaux, animaux et humains) et du degré de liberté, le regard porté sur le Bois de Leuze donne à voir un territoire convivial. “Une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être.” (I. Illich, t.1, p. 483).
Le Bois de Leuze, et par extension la figure du bosquet, représentent un espace qui réfute les formes d’asservissement et d’assujettissement, parce qu’il est particulièrement “appauvri” et détaché de toute dimension productiviste — c’est ce qui se trouve en dehors du bosquet qui est assujetti au productivisme : éoliennes et zones de distribution de marchandises. Il fait appel à des outils simplifiés, maniables et multivalents — le pneu sert à beaucoup de choses et à différents individus, aux hommes, aux fourmis, aux oiseaux, etc.—, au service des individus et non l’inverse. Le bois de Leuze permet à chacun d’être ce qu’il veut.
TRACE / EMPREINTE / CARTOGRAPHIE
Plutôt qu’à une tentative d’épuisement de ce qu’on y voit, l’investigation menée au Bois de Leuze correspond davantage à une volonté de comprendre ce qui construit dans un tel lieu l’équilibre de la vie, fut-elle malmenée par les conditions dans lesquelles elle se déploie. Les traces et empreintes relevées y sont autant d’indices permettant de constituer une cartographie à échelles plurielles, caractérisée par la multiplicité et la complémentarité (carte des circulations humaines, animales ; carte des zones végétales, etc.).
IMAGES MENTALES / IMAGES DE PENSÉE
Sur le plan cognitif, le bosquetage est porteur d’images mentales, dans la mesure où les qualités sensorielles liées aux objets qui y sont perçues sont susceptibles de faire l’objet d’évocations imagées et de réminiscences. Images visuelles bien sûr, mais également des imageries auditive, olfactive et kinesthésique.
Ces images mentales, du fait qu’elles sont conditionnées par un périmètre spatialement réduit (moins de cinq ares), se prêtent à des représentations subjectives et simplifiées qui s’organisent en territoires à la fois compréhensibles, puisqu’il est possible de les embrasser du regard, et complexes, puisqu’on peut infiniment circuler à l’intérieur de chacune de ses images. Le bosquetage peut être envisagé comme un art de la mémoire, ars memoriæ par excellence, par lequel on peut développer une suite ouverte de discours ou de récits.
Mais cette méthode est également porteuse de potentielles images de pensée qui peuvent prendre la forme de schémas, de trajectoires ou de dessins. Ces images permettent d’”apprivoiser ce que le langage est impuissant à saisir, elles précèdent la rationalisation ou la mise en forme de la pensée” (présentation de l’ouvrage Images de pensée, N. Marchand-Zanartu et M.H. Carraes, Paris, RMN, 2011).
TERRAIN
La pratique de terrain détermine une forme de création, particulièrement investie de nos jours par la recherche en art. Cette expérience peut paraître naturelle car l’étude des dispositifs de création tient désormais, presque systématiquement, de composantes contextuelles plurielles. On pourrait considérer que toute approche de l’art fait désormais avec ou sur son terrain singulier, envisagé dans toute sa diversité, d’une part. D’autre part, l’approche de l’art par le terrain trouve probablement aussi son origine dans la refonte naturelle de la définition même des objets artistiques qui, de plus en plus, sont étudiés dans un contexte culturel élargi, selon une nouvelle relation entre arts, sciences et anthropologie. Des productions peu considérées dans le champ de l’art — objets artisanaux ou issus de cultures populaires —, investissent désormais le champ de l’art : plus précisément, c’est la conception même de l’art qui se trouve déplacée dans le cadre d’une production d’objets à caractère anthropologique.
Dans ce contexte, la pratique du terrain par les plasticiens est souvent rapprochée par les anthropologues des méthodes exploratoires qu’ils utilisent dans leur propre domaine disciplinaire — ce que l’on admettra bien volontiers car ce rapprochement alimente toujours des rencontres fructueuses, même s’il nécessite des nuances d’ordre épistémologique (Descola, Kohn, Ingold…). En résumé, il existe un corpus “créolisé” (Glissant) de nombreux “outils” (au sens d’Illich) propre à la pensée artistique. Parmi ces outils, les modalités de production du récit infléchissent de manière significative les formes qui sont produites dans le cadre de ces pratiques de terrain. Le Bois de Leuze nous aura permis de rassembler quelques-uns de ces modus operandi, même s’il resterait probablement encore beaucoup de pistes à approfondir pour préciser le bosquetage comme pratique exploratoire applicable dans un champ élargi.
USAGES ET USURE DU BOSQUET
L’usage du bosquet et de la parcelle dans laquelle il est contenu relèvent de quatre ordres généraux :
1- Il se réfère d’abord aux activités qui concernent le fonctionnement des éoliennes, leur surveillance et leur maintenance.
2- Son usage se rapporte ensuite à la pratique pastorale, au passage des bergers et à la présence régulière des moutons ; il correspond à un usage vernaculaire.
3- Le troisième usage rassemble les diverses activités humaines qui relèvent principalement du loisir: promenade, chasse, motocross en particulier.
4- Enfin, l’usage du bosquet concerne toutes les activités animales sauvages — lapins, fourmis, oiseaux, insectes et de très rares petits mammifères.
Ces usages croisés laissent de nombreuses traces qui donnent à observer l’usure du territoire. Ces indices discrets dénotent une multiplicité d’histoires ; ils caractérisent l’ancrage de ces quelques arbres (le bosquet) dans un réseau de micro-phénomènes dont l’histoire s’étire sur une échelle planétaire. Entre l’amoncellement tellurique des galets de la Durance, il y a des millions d’années, la vie des bergers de l’Arles antique qui se prolonge jusqu’ici et l’ingénierie de la production électrique, on assiste là à une véritable histoire de l’usure. Jean-Luc Nancy souligne que ce qui s’use est aussi ce qui résiste. Ainsi sous les vestiges de la bergerie foulés par les motards et alvéolés par les fourmis subsiste la fragile et complexe chronologie d’une civilisation mélangée.
INVENTAIRE / TAXINOMIE / DRAMATURGIE
Toute logique de terrain investit des formes d’inventaire et de taxinomie. On arpente, observe, glane et enregistre un ensemble de phénomènes et d’observations qui permettent de “capitaliser” des informations brutes, et celles-ci sont ensuite rassemblées, classées, analysées et travaillées. Cette logique d’investigation commune à de nombreux champs disciplinaires ne serait rien sans son curieux phénomène de transformation qui caractérise la création. Faire l’inventaire des caractéristiques du Bois de Leuze permet de comprendre peu à peu toute la complexité de ses phénomènes, mais il convient aussi d’interroger les modalités de l’écriture de création qui met en forme le dialogue sensible entre ces expériences, ces rencontres et ceux qui les écrivent. Cette logique de transformation n’est rien d’autre qu’une pensée de la création. Le bosquet rassemble un inventaire de formes, arbres, humains, animaux, structures… et chaque paradigme ouvert contient en lui des questions et des énigmes locales. Sur le bord de la route, une voiture aux vitres brisées et abandonnée dans le fossé, témoigne par exemple d’un rodéo qui s’est mal terminé.
On devine qu’une petite parcelle de terre peut être l’image même du monde simplifié. Elle est le théâtre d’histoires croisées qui interfèrent entre elles. Le bosquet a pu faire l’objet de convoitises, de négociations sur sa rentabilité économique, de circulations nocturnes troubles, d’aventures amoureuses, de quêtes. Le bosquet est chargé d’une dramaturgie pasolinienne, où se sont peut-être joués des crimes, des conflits, des rencontres secrètes et des désirs (in)assouvis. Le bosquet est le lieu miniature de toutes les complexités du monde.
Un inventaire n’a de valeur que s’il remonte le fil incertain et parfois indécelable de ce qui fut, à peut-être été ou sera. On peut supposer qu’un tel mode d’inventaire est habité par ce que Goliarda Sapienza a nommé un “art de la joie”, c’est-à-dire, paradoxalement, un art qui n’est pas épargné par les adversités de la vie, mais qui y fait face avec le talisman de la joie, s’engage et réécrit sans cesse toute la dureté de la vie. Chercher inépuisablement ce qui, “au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place” (Italo Calvino. Nous n’avons probablement pas encore perçu toute cette dramaturgie du bosquet, mais nous savons qu’elle est là, tapie dans l’inventaire des indices et des traces.
HYPOTHÈSE 2
(FRAGMENTS)
LES MOTOS
Dans un bosquet, on s’attend à diverses rencontres car il s’agit aussi d’un espace de promenade dans un microcosme naturel préservé ; vu de l’extérieur, impossible de savoir que le Bois de Leuze contient un circuit de motocross à l’abri des regards, mais qui le fait résonner d’un rugissement mécanique pendant le week-end. La présence des motards, tolérée par la mairie de Saint-Martin, alterne en fait avec celle des troupeaux de moutons pendant l’hiver. Étrange convivialité dans ce bois, où les machines perturbent le biotope des espèces sauvages sans que leurs pilotes s’en doutent ou s’en inquiètent.
LES ÉOLIENNES
Le vent, omniprésent dans la plaine de la Crau, orchestre en pleine lumière la superposition de deux mouvements dans le bosquet : celui des pâles des éoliennes, au rythme régulier et plus ou moins puissant selon la vitesse de rotation des ailes, et celui de la canopée, plus désordonné. Le concerto joué par ces arbres métalliques ou naturels est hypnotique. Leur battement permanent varie beaucoup d’un jour à l’autre, du très doux au plus tranchant.
Neuf éoliennes sont réparties autour de la parcelle de telle manière qu’à l’intérieur du bosquet, chaque perspective donne à voir à l’horizon l’une ou plusieurs d’entre elles. Elles dessinent un chapelet de production d’énergie reliée par un réseau de lignes électriques enterrées et de chemins d’accès apparents.
Le cœur du bosquet peut être perçu comme une station d’observation panoptique et d’écoute attentive aux phénomènes de résonance, de superposition sonore et de balayage visuel. Un dialogue à la fois abstrait et concret s’organise entre les éoliennes et la végétation du bosquet (les pins et les cyprès en particulier). De loin, c’est d’abord le ronflement des pales que l’on entend ; et de près, lorsque ces dernières passent vers le bas, le son de fouet qu’elles produisent s’ajoute au puissant ronronnement qui émane de l’intérieur de la colonne de l’éolienne. Cet empilement des flux détermine un phénomène de drone ondulatoire rythmé par l’intensité du vent. On saisit physiquement tout le paradoxe de cette imperceptible conversion d’énergie naturelle en force électrique, entre la mécanique des vents, sa pression sur l’hélice et la mise en rotation des turbines qui, elle-même, génère la dynamique des électrons.
L’implantation des éoliennes est un sujet écologiquement sensible qui croise production d’énergie propre à partir de phénomènes naturels, nuisances visuelles ou sonores et difficulté de retraitement des équipements en fin de vie. En ce qui concerne ces éoliennes en particulier, elles ont manifestement eu un impact sur la préservation de la zone du bosquet puisqu’elles déterminent une zone non constructible propice à la cohabitation.
LES RUINES
C’était devant ou autour de l’ancienne bergerie du mas de Leuze que s’est développé ce bosquet/pinède. Il ne reste de cette bergerie que des fragments effondrés et semi-enterrés à la limite sud-est du bosquet, et quelques murs de pierre d’un ancien enclos dallé à la lisière de la partie nord. S’ouvre ici un imaginaire de la ruine, à notre époque où elles prolifèrent aux marges des mondes ruraux et urbains. Et il serait possible sans doute de bosqueter à la manière d’Anna Lowenhaupt Tsing lorsqu’elle s’intéresse en Oregon à l’odyssée d’un mystérieux champignon (le matsutake) qui ne pousse que dans les forêts détruites, dans les vestiges des grands pins ponderosas (cf. Le champignon de la fin du monde – Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, 2017).
Parallèlement, un bosquetage plus approfondi sur le plan historique et archivistique permettrait de découvrir des images anciennes du mas de Leuze lorsqu’il était en activité (élevage et agriculture). Le bosquet entourait alors la bergerie du mas sous un aspect très différent de celui qu’il a aujourd’hui. Mais l’enquête n’a pas encore permis de découvrir de telles archives à ce jour.
LES PNEUS
Ils sont présents par dizaines au Bois de Leuze, jonchant le sol comme les vestiges d’une société industrielle périphérique. D’abord répartis pour baliser le circuit de motocross dessiné par les jeunes du village de Saint-Martin, et pour se protéger d’éventuels accidents avec les arbres, ils servent maintenant à beaucoup d’autres choses : les plantes y poussent comme dans des jardinières, des insectes y trouvent refuge, etc. Certains pneus sont isolés comme des déchets oubliés. Le pneu est l’incarnation même de la boucle et de la rotation ; désinvesti de sa fonction première (rouler) et alors laissé pour compte, il investit de nouvelles fonctions. L’oreille ou le magneto posés à l’intérieur d’un pneu permettent d’entendre la genèse de phénomènes de drones sonores qui amplifient les manifestations de l’extérieur. Autrement dit, le pneu, forme torique par excellence, plurisensorielle, ouverte et fermée, incarne une topologie du bosquet d’un nouvel ordre où la planéité et la linéarité s’y trouvent courbées et mises en boucle. Ainsi peut-on penser le bosquet, à travers le pneu, comme un espace qui sans cesse se replie sur lui-même pour mieux se retourner.
LES GALETS
La plaine environnante est pleine de galets, et on l’appelle d’ailleurs souvent “champ de cailloux”. Ces galets résultent d’un dépôt alluvionnaire associé à divers processus d’érosion. La roche a été déposée sur une dizaine de mètres d’épaisseur suite aux activités fluviales de la Durance entre -2 millions et -800 000 ans.
La forme de ces galets de grès, de microquartzite ou de calcaire, résulte du long travail sculptural de la nature. L’érosion du fleuve, puis le lent travail d’usure du vent, du sable, de l’eau et du gel ont transformé leur géométrie, produit des éclats et formé parfois de petites cupules qui laissent croire à des objets taillés par la main de l’homme. Toujours là, ils se livrent à nos regards attentifs qui tentent de percevoir la genèse lointaine de leurs formes, souvent équivalentes, mais jamais identiques. Ici le bosquetage pourrait emprunter des outils d’investigation à d’autres champs disciplinaires : la morphogenèse, la géologie et l’archéologie.
CANOPÉE HAUTE ET CANOPÉE BASSE
Des pins maritimes constituent la canopée haute du bosquet et lui donnent sa structure principale visible de loin, en s’associant aux cyprès provençaux et aux orangers des Osages, qui constituaient les allées “brise-vent” de l’ancienne bergerie. Mais la pinède est de plus en plus clairsemée car elle doit faire face à l’appauvrissement du terrain, en grande partie dû aux motos, aux moutons et aux promeneurs, qui contrarient le développement des jeunes pousses de pin et de cyprès qui ne grandiront jamais.
La canopée basse est constituée de quelques petits oliviers, chênes kermès et autres spécimens isolés d’espèces variées ; mais c’est surtout un taillis de caroubiers qui constitue un étage d’arbustes intermédiaire. Ce sous-bois assez jeune, dense par endroits mais buissonnant, est protégé par les grands pins et les cyprès.
Vue de l’extérieur, la silhouette du bosquet est caractéristique d’une pinède ; mais cette skyline va-t-elle devenir celle, plus basse, d’un bosquet dominé par les caroubiers? Cet arbre, aussi appelé pain de saint Jean-Baptiste ou figuier d’Égypte, est originaire de régions chaudes au sud du bassin méditerranéen, et il est bien adapté aux terrains pauvres comme celui du Bois de Leuze dans la plaine de La Crau.
LA TERRE
La terre du bosquet nécessiterait qu’on y accorde une attention moins superficielle, au rythme des saisons et de la présence des brebis puisque ces dernières en modifient particulièrement la chimie avec leurs excréments. Dans cette plaine, le sol est aride, peu fertile et minéral. Le bosquet possède certainement un sol aux caractéristiques variables, influencé par la présence des pins ou des oliviers et autres petits chênes kermès.
Pour bien saisir l’intensité géographique, historique et psychologique du bosquet, il conviendrait certainement d’engager une exploration géologique de son terrain, par rapport à laquelle une méthode stratigraphique d’étude du sol ne serait pas en contradiction avec une rêverie bachelardienne de la matière. On y délogerait, peut-être, une autre diversité du vivant que sont les vers de terre si chers à Darwin — y a-t-il des vers de terre au Bois de Leuze ? —, les insectes, les musaraignes ou le mycélium. La présence de poches d’eau dans le sous-sol est probable, puisqu’à proximité se trouve un puits ; et il faudrait s’intéresser également à la transformation du sol par la force intime de la sédimentation.
LA PRAIRIE
La prairie qui entoure le bosquet est composée d’herbes plus ou moins sèches et de chardons qui reverdissent en hiver. Le sol y est, davantage que dans le bosquet, aride et minéral, car il se trouve au cœur d’un paléo-delta de la Durance chargé en galets. En regardant de plus près on observe une végétation méditerranéenne arasée qui constitue une sorte de steppe sèche, habitée par une grande quantité d’oiseaux, d’insectes, de gastéropodes, de lapins de garenne et même de lézards ocellés. Elle forme une pelouse herbeuse caractéristique de la zone naturelle des Coussouls, classée zone Natura 2000, qui permet de produire le foin de Crau que mangent les brebis, et au cœur de laquelle se développent malgré tout culture intensive et entrepôts. Ce territoire de plusieurs hectares, propriété de la commune de Saint-Martin-de-Crau, qui contient le bosquet et à la périphérie duquel sont plantées les éoliennes, présente un surprenant paradoxe. Les éoliennes neutralisent en effet le territoire et l’implantation de nouvelles constructions ; elles permettent indirectement la préservation fragile d’une petite parcelle steppique qui modestement contribue à la conservation des activités pastorales. Se dessine ainsi un imaginaire écologique qui permet de renégocier les présupposés concernant notamment l’impact de l’implantation des champs éoliens ou la notion d’infertilité des sols.
LES SOUCHES
De nombreuses souches de pins sont éparpillées dans le bosquet. Beaucoup de gros arbres ont été abattus, sans doute par les services de voirie de Saint-Martin-de-Crau dans ce terrain public pour qu’il reste accessible et relativement sécurisé. Ces souches abritent quantité de fourmilières et d’insectes.
Dans la zone ouest, un gros pin mort et brisé en deux (trop vieux? malade? victime d’une tempête?) est toujours debout mais sans doute en attente d’abattage.
LES PLATEFORMES / ENTREPÔTS
Les entrepôts sont des boîtes à énigmes. Leur architecture simplifiée en immenses parallélépipèdes aplatis résulte d’une rationalisation des usages et d’une optimisation des coûts. Implantées sur des zones périphériques, à distance raisonnée des grandes structures urbaines et à proximité des réseaux routiers, ces zones de distribution menacent le Bois de Leuze. En sens inverse, le bosquet constitue une zone d’observation discrète de l’étrange manège des semi-remorques qui eux-mêmes relèvent d’une architecture tout aussi rectangulaire et rationnelle, mais montée sur roues.
Le modèle structurel de cette activité est la répétition des boîtes, à l’abri dans des zones grillagées et surveillées en continu, qui induisent une logique inversée de la pensée foucaldienne de la surveillance. En effet, les systèmes de surveillance consistent à garantir l’invisibilité de contenus qui doivent être maintenus dans une zone d’inexistence temporaire, à l’image des porte-conteneurs étudiés par Allan Sekula. Autrement dit, le mas de Leuze, dans son ensemble, permet de tramer un récit sur la multiplicité des registres de cécité et d’occultation, cette zone étant elle-même située dans l’angle mort optique, fonctionnel et économique de ces activités de fret, paradoxalement préservé par l’implantation des éoliennes. Dans ce contexte, le bosquet constitue une poche de résistance et une valeur refuge pour celles et ceux qui la fréquentent.
LES CAMIONS
Cargo-mobilité et images véhiculées
De l’intérieur même du bosquet, on entend et on voit pendant toute la journée de nombreux camions qui vont et viennent vers les plateformes logistiques. Certains stationnent même pour la nuit le long de la route, tout près du bosquet. On pense alors au concept de Bilderfahrzeug (véhicules de l’image) inventé par l’historien Aby Warburg ; la logique de l’image en transit, qui nous a occupé en tant qu’usager du bosquet, est indissociable d’une logistique de l’image véhiculée. Cette dernière est comparable, dans ses effets de migration d’un support à l’autre, à l’actuelle cargo-mobilité de toutes les marchandises. Le développement des moyens de stockage et de transport de l’image s’effectue aujourd’hui parallèlement au développement de la cargo-mobilité des marchandises à partir de plateformes. S’interroger sur les véhicules des images permet de déterminer les “voiries du visible” en pensant “les infrastructures routières propres aux images numériques” (Emmanuel Alloa).
Ainsi perçu par rapport à une production plasticienne, le bosquetage donne la possibilité aux artistes de réfléchir contre toute tendance à la dématérialisation actuelle des images immédiatement véhiculées, et à maintenir des espaces de rencontre en continuant à les incarner. En quoi les images doivent-elles et peuvent-elles toujours être le signe d’un véritable contact avec le réel ? Autrement dit, ces images en transit perpétuel ne seraient pas le motif du déplacement (partir en mission documentaire) mais sa conséquence. Elles résulteraient de l’expérience et de la nécessité de sortir de nos zones de confort pour mieux comprendre les complexités du monde actuel : conflits, crise écologique, reconnaissances autochtones, réalités géopolitiques, etc.
Dans ce contexte du Bois de Leuze s’est ainsi posée la question de l’utilité et de la manière de produire des images témoignant de notre expérience et qui résultent d’un temps d’écoute en un lieu à la fois clos et ouvert (bosqueter). Comment et pourquoi les communiquer ? Par quels véhicules et par quels médiums ?
LES VOIES DE CIRCULATION
Dans un bosquet, les chemins sont déterminés de façon non normative par les usagers, en fonction de désirs individuels ou de nécessités collectives. En ce sens, le bosquetage relève aussi d’une approche psycho-géographique d’un lieu déterminé.
Le bosquet est encerclé par des chemins carrossables pour les promeneurs motorisés et par la route d’accès aux plateformes logistiques. Mais dans le bois, les animaux ont leurs propres itinéraires : oiseaux dans la canopée, fourmis dans les souches, lapins vers les nombreux terriers repérables, etc. À ce stade, dessiner une cartographie des routes et chemins dans et autour du bosquet deviendrait d’une complexité quasi inextricable, car chaque espèce trace ses trajectoires qui s’entrelacent à différentes échelles.
LES OBJETS TÉMOINS
On ne fera pas l’inventaire de la diversité des objets témoins qui, en un espace particulièrement réduit et en apparence “pauvre”, reflète la diversité du monde. La présence de nombreux déchets caractérise la valeur des attentions accordées au lieu. Sac plastique, gobelets, grillage déchiré, vieux matelas et autres ruines de la bergerie sont les indices d’un manque de considération. Ces objets témoins donnent à observer l’évidente et problématique déconnexion entre consommation, usage et trace laissée.
Toutefois, des objets hybrides témoignent dans le bosquet d’activités plus bienveillantes, et certains possèdent une dimension sculpturale par leur assemblage inattendu : arbre avec paire de lunettes abandonnée, souches et troncs avec pneus de protection, etc. Leur présence atteste d’une activité passagère qui a fait avec le lieu et a développé des agencements fonctionnels ou simplement cocasses, qui dénotent le sens pratique et l’esprit ludique ou poétique de leurs auteurs. Un empilement de pneus sert à délimiter un virage du circuit, une canette de verre fichée dans une branche dénote un abandon dont on ne connaît pas la genèse ; un fruit (de Maclura pomifera, ou oranger des Osages) posé sur un tronc suggère une composition sculpturale éphémère élaborée par un promeneur. Plusieurs combinaisons de cet ordre révèlent des actions humaines caractérisées par une forme d’adhocisme; elles font circuler des objets locaux en leur attribuant de nouvelles fonctions circonstancielles.
La présence de ces objets hybrides permet de déceler une grande diversité d’attentions. Mais la présence de souches, de zones défrichées ou encore la sécurisation du puits permettent d’identifier un troisième registre d’usage qui relève de l’entretien.
Le Bois de Leuze n’est pas un lieu abandonné. Il est enfin, et principalement, investi plus discrètement par des riverains nombreux qui viennent simplement s’y promener ou cueillir des champignons. Les objets qui témoignent de ces usages relèvent souvent de l’empreinte de pied ou de patte de chien dans la glaise, de sentiers qui se dessinent avec le temps. Ils constituent une famille particulière d’objets témoins qui pourraient être caractérisée par sa dimension négative (au sens d’une empreinte ou d’un négatif quasi photographique).
De manière analogue mais plus difficile, il faudrait examiner la multiplicité des objets-témoins que produisent les autres habitants des lieux.
HYPOTHÈSE 3
VARIABILITÉ DES APPROCHES ET DES HYPOTHÈSES DU BOSQUETAGE
-Biologie : inventaire et étude des biotopes et des milieux propres aux espèces
-Cartographie et géographie : évolutions des modes de circulation, Iocalisation et itinéraires des espèces végétales et animales
-Histoire du mas de Leuze à Saint-Martin de Crau
-Sociologie : dialogues et échanges sur le lieu, type de fréquentation humaine
-Modèle économique : implantations agricoles et industrielles, impact sur la vie sauvage
-Art : le paysage et son approche éco-géographique
-Archéologie / anthropologie: étude des pratiques du territoire
-Géologie / stratigraphie: genèse des sols
INVENTAIRE DES FORMES (plastiques et autres)
Cartes juxtaposées / superposées
Pneus
Film / montage
Objets?
Textes?
Photos?
Nos voix / les voix des usagers
Scénario