Stratégies de la pieuvre
Texte de la conférence prononcée le 04/05/2007 à L’Alcazar, Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale de Marseille, organisée par l’association Pythéas et Alexandre (avec Vladimir Biaggi)


Par son apparence informe, mi liquide et mi solide, la pieuvre inquiète et séduit. C’est une figure originelle et eschatologique qui porte en elle la lumière et l’encre. Depuis la Grèce antique, les peintres ont mis en valeur les sinuosités décoratives du céphalopode. La pieuvre, oxymore vivant aux mille déguisements, génère des sensations contradictoires. Elle représente autant la faiblesse (molle, fuyante) que la force (ses huit bras puissants l’associe chez les anciens Grecs au Géant Briarée-aux-cent-bras, « le fort ») ; le poulpe incarne la beauté ou la laideur, et il figure le masculin tentaculaire comme la bouche obscure féminine …

Les artistes ont pris plaisir à rendre son comportement aussi bien que son apparence, et nous analyserons sa construction mythique aussi paradoxale que l’animal lui-même. Puis, à partir de deux œuvres de Jeff Wall (An Octopus, photographie réalisée en 1990), et d’Alain Séchas (La pieuvre, installation de 1990), nous analyserons comment les artistes exploitent aujourd’hui dans son ambiguïté cette figure rhétorique de la résistance et de la transformation.

– Le poulpe, animal familier et décoratif : monde gréco-romain, Japon et héritage XXe.

Dans l’ancienne civilisation créto-mycénienne, le poulpe familier est protecteur et redoutable, au combat comme dans les affaires ; la présence de cette inquiétante figure de poupre constitue un signe favorable. Au Japon, il est populaire, souvent maladroit au point de provoquer des catastrophes, et sa représentation fréquemment humanisée (bonze au crâne lisse ou homme du peuple au foulard noué autour de la tête) incarne aussi bien la sagesse et la longévité que des comportements triviaux parfois jusqu’à l’excès (gaieté, ivresse, paresse, timidité, idiotie, luxure, voracité, farce, malhonnêteté, … Voir Roger Caillois, La pieuvre – Essai sur la logique de l’imaginaire, Paris, La table ronde, 1973).

Cette image du poulpe perdure ; les artistes aiment figurer l’ondulation marine de ce décor vivant, ses sinuosités anarchiques et la présence de son regard énigmatique.

Dans l’art moderne, son motif d’arabesque nourrit de nombreuses estampes de Hokusaï, d’Utagawa et d’Utamaro ; ses courbes construisent aussi bien la surface d’œuvres de Gustav Klimt, de Max Ernst et de Raoul Dufy que celle d’une Nature morte aux deux poulpes et aux deux seiches peinte par Picasso (1946).

Plus récemment, Tony Cragg conçoit des sculptures dominées par un biomorphisme aléatoire —Formes primitives (Early forms, 1993), et il dessine parallèlement des pieuvres dynamiques, en donnant libre cours à des gestes graphiques enchevêtrés ; ces dessins s’inscrivent dans une stratégie d’émancipation générale de la forme dans ses sculptures. Ainsi, de nombreux artistes maintiennent cette tradition graphique de l’entrelacs labyrinthique, déjà présente dans le Codex Atlanticus de Léonard et dans les formes de nombreux rinceaux ornementaux, à travers la figure sinueuse de la pieuvre.

-Le poulpe maître des liens (Jean-Pierre Vernant).

Le poulpe ondoyant fascine par sa force molle et sa beauté changeante, mais il n’est pas plus clair en ses contours que dans son comportement. Ce stratège séduisant et repoussant l’instant d’après, à l’image de Thétis et de Protée, suscite donc parallèlement un rejet dans les contrées où il est mal connu.

Thétis est associée à la seiche aux belles boucles ; elle seule connaît le blanc (sa chair) et le noir (son encre). Thétis tente d’échapper à Pélée en se transformant sans cesse (feu, eau, lion, serpent,…), mais celui-ci parvient à la maîtriser en s’accrochant à elle, même lorsqu’elle devient une énorme seiche qui crache de l’encre. Bien que brûlé, étouffé, et couvert de sépia, Pélée tient bon et Thétis cède ; de leur étreinte naît Achille. Des danses rituelles de fertilité fontt intervenir des prêtresses-seiches (voir Robert Graves, Les mythes grecs, Fayard, 1967, pp. 289-294). Le chiffre 8 (nombre de bras) est associé à la fertilité dans les mythologies méditerranéennes, et l’on retrouve la seiche sur des mégalithes celtes à Carnac et ailleurs en Bretagne. La seiche est également comparée à la femme par Aristophane à cause de son tempérament et de sa blancheur.

Pour les anciens Minoens, Grecs et Romains, la pieuvre labyrinthique incarne l’agilité, la prudence avisée et l’intelligence de la ruse (mètis). Aristote, Plutarque, Ovide, Théognis, Oppien, Pline l’ancien, … vantent ses qualités tactiques et soulignent tous que “le poulpe est un nœud de mille bras, un réseau vivant d’entrelacs, un polyplokos,. C’est la même épithète qui qualifie le serpent, ses spires, ses replis ; le labyrinthe, ses dédales, son enchevêtrement de salles et de couloirs”, comme le résument Detienne et Vernant.

Comme le renard, le poulpe est un être du pli et des stratégies obliques ; il définit un type de comportement fondé sur une polytropie, sur “le mouvement permanent de celui qui découvre toujours un visage différent” (il se distingue en cela du caméléon, dont le mimétisme est passif). Sa capacité à créer des leurres pour se sortir de situations délicates ou pour capturer ses proies, associe l’animal rhétorique au masque et à la politique ; son alter ego humain le plus célèbre est l’ingénieux Ulysse, mais Gabriel Lecouvreur (alias Le poulpe) est aujourd’hui son lointain successeur dans la série policière initiée par Jean-Bernard Pouy. “On ne triomphe d’un polymètis que si l’on a fait preuve de plus de mètis que lui. Ménélas ne s’empare de Protée, dieu polymorphe, qu’en recourant à l’embuscade et au déguisement. Héraklès ne l’emporte sur Péryclymène, guerrier insaisissable, aux mille formes, qu’avec l’aide d’Athéna et de toute sa mètis”.

-De l’aube au crépuscule – La pieuvre catastrophique

Jetant son encre vers les cieux,

Suçant le sang de ce qu’il aime

Et le trouvant délicieux,

Ce monstre inhumain, c’est moi-même.

Guillaume Apollinaire

La mauvaise réputation de la pieuvre s’établit essentiellement dans le monde judéo-chrétien, sur un retournement de la mètis qu’elle incarne pour la plupart des peuples de la mer, et se fige dans l’imaginaire romantique au XIXe siècle. Elle reste un animal rhétorique, mais les philosophes occidentaux ont refoulé dans l’ombre, dès le Ve siècle, cette forme d’intelligence de la ruse. Multiple et polymorphe, cette pensée “s’appliquait à des réalités mouvantes qui ne se prêtent ni à la mesure précise ni au raisonnement rigoureux, soulignent Detienne et Vernant. (…) Au nom d’une métaphysique de l’être et de l’immuable, le savoir conjectural et la connaissance oblique des habiles et des prudents furent rejetés du côté du non-savoir”. Sous ce nouvel angle, la pieuvre chaotique (tête-pieds molle amputée du tronc)  est perçue comme étrangère en plus d’être inquiétante ; le polymètis protéiforme devient créature difforme, informe ou aforme, c’est selon, pour instruire son image d’animal anomal et infernal. En laissant croire qu’elle est minérale, ou étalée comme une loque à l’étal du poissonnier, la pieuvre passe pour une espèce hors-Genèse, pour un de ces improbables êtres diluviens déjà décrit par Ovide, que “la terre d’elle-même (…) enfanta, (…) incomplets et dépourvus de leurs organes essentiels ; et, dans le même corps, souvent une moitié est vivante et l’autre moitié n’est qu’informe limon”.

Dans cette perspective, la pieuvre représente le Diable lui-même ; elle est la figure allégorique, masculine ou féminine, de tous les péchés capitaux, de la traîtrise, et finalement de la destruction et de la mort. Si le poulpe concupiscent gravé par Hokusaï en 1814 semble plonger la jeune Awabi dans une extase sexuelle en pleine lumière, la pieuvre décrite par Victor Hugo dans Les travailleurs de la mer (1866) est par contre une “bouche sombre” qui veut absorber Gilliatt, et celle que l’on voit plus récemment dans le film Possession d’Andrezj Zulawski (1981) plonge Isabelle Adjani dans la nuit d’une passion morbide. L’intelligence tentaculaire du poulpe mobile et séducteur se retourne contre lui, et devient celle de la perversion. Le Neptune qui embroche une pieuvre expiatoire avec son harpon, sculpté par Antonio Della Bitta en 1873, et encore visible sur une des deux fontaines de la piazza Navona de Rome, montre clairement ce basculement du mythe gréco-romain vers sa vision romantico-symboliste. Le poulpe est, à partir du XIXe siècle, une chose vivante, le je-ne-sais-quoi décrit par Michelet, la perpétuelle agonie d’une boue primitive en voie de solidification, la mise en échec de toute pensée positiviste.

L’image nocturne de l’animal se construit sur son absence de squelette et de forme déterminée (un sous-corps), et elle se renforce encore à partir du mythe du poulpe colossal, qui est enraciné aussi bien en Méditerranée qu’autour des océans Atlantique (kraken norvégien) et Pacifique. L’être diluvien et préhistorique devient auxiliaire apocalyptique à l’autre extrémité du temps, une figure eschatologique ; en Europe, il rejoint l’Hydre de l’Herne, les Gorgones, Charybde et Scylla dans l’antre des horreurs vivantes. À ce point de coagulation du mythe, la pieuvre accède au panthéon de la peur sans autre modification que de taille, et son caractère protéiforme lui permet de récupérer peu à peu les attributs monstrueux de la chauve-souris vampire, de l’araignée, du poisson torpille, et plus récemment de King Kong ou de Godzilla … La légende du kraken nourrit des ouvrages scientifiques fondateurs comme l’Histoire générale et particulière des mollusques de Denys-Montfort (édition Sonnini de Buffon, 1801), et les Mémoires pour servir à l’histoire et à l’anatomie des céphalopodes de Cuvier (1817). Ce dernier exploite même cette perception du poulpe-anomalie naturelle pour défendre le fixisme contre le transformisme lamarckien (Cuvier voit dans le céphalopode, qui serait inchangé depuis toujours, la confirmation de sa théorie du saut naturel ; issu de rien  et ne conduisant nulle part, il contredit l’évolution).

Traités savants et légendes déterminent ensemble trois fictions littéraires (en trois ans) décisives dans la construction mythique contemporaine de l’animal : Les travailleurs de la mer, mais également Les chants de Maldoror (Lautréamont, 1868) et Vingt Mille lieues sous les mers (Jules Verne, 1869). Hugo fournit au fantasme de destruction par engloutissement et à l’angoisse de castration une figure d’autant plus efficace qu’elle s’auto-légitime scientifiquement. “C’est quelque chose comme les ténèbres faites bêtes”, écrit l’auteur, un néant venimeux. Si Gilliatt se bat contre Satan, Lautréamont détermine le contretype de cette représentation, lorsque Maldoror se transforme lui-même en pieuvre colossale et vampirique pour tenter de détruire le Créateur, tenu pour responsable des malheurs du monde. Jules Verne complète cette tératologie : il amplifie la dimension épique de ces combats en conférant à celui du capitaine Nemo, le vengeur de Vingt Mille lieues sous les mers, une dimension spectaculaire. Le poulpe, confondu avec un calmar géant pélagique (Architeuthis), est maintenant un polymètis combattant, un hors-la-loi rebelle.

Cette strate cauchemardesque du mythe s’élabore dans un contexte historique de révoltes et de luttes idéologiques auxquelles la pieuvre est désormais associée ; Hugo, Lautréamont et Verne initient un avatar moderne de l’affrontement de Saint Georges contre le dragon ou de l’ange exterminateur. L’animal devient peu à peu une machine à tuer qui menace l’ordre établi, un faux brave des temps nouveaux bien différencié de l’orque, du requin, du lion et du taureau, attaquants loyaux et courageux (la dent et la corne versus la ventouse et le piège). Les caractères physiques principaux du maître des liens se transforment en armes diverses au service d’un désir toujours plus vicieux d’en finir avec l’ennemi : il devient télépathe et son regard énigmatique hypnotise ou paralyse (non plus pour séduire mais pour voler l’identité) ; ses bras deviennent les fouets, les lanières ou les fusils du tueur et du geôlier, ses qualités mimétiques deviennent sources d’énergie radioactive, … Dans L’attaque de la pieuvre géante (John Eynes, 2000) aussi bien bien que dans Tentacules (Yossi Wein, 2002), l’imaginaire cinématographique entretient toujours ce mythe d’une créature crépusculaire et veule, surgie de l’abîme, qui n’a toujours “aucune explication scientifique”, et dont l’ordre établi ne peut venir à bout qu’à coups d’explosifs. Dans l’imagerie populaire, le poulpe est un dangereux polymètis infernalis et, par métonymie, l’emblème maintenant banal du réseau occulte ou déviant (les pieuvres nazie, soviétique, mafieuse, terroriste, islamiste, … ou le Spectre dans les films avec James Bond).

L’une des illustrations de Neuville pour Vingt Mille lieues sous les mers montre le Nautilus qui traverse un banc de calmars, filant “par millions” et qualifié d’“armée” par l’auteur. Alors que la pieuvre est un être benthique plutôt solitaire, sa confusion récurrente avec le calmar pélagique explique que l’on trouve des bataillons de poulpes dans les récits d’aventures fantastiques et les romans d’anticipation, depuis les ouvrages fondateurs que constituent La guerre des mondes (H.G. Wells, 1898) et Le prisonnier de la planète Mars (Gustave Le Rouge, 1908). À partir de tels ouvrages, la double nature aquatique et terrestre de la pieuvre (elle se déplace sur les rochers plus qu’elle ne nage) lui permet de hanter dorénavant l’espace continental ou extra-terrestre, sous des formes biologiques ou mécaniques variées.

Dans le récent film Matrix Revolutions des frères Wachowski (2003), une armée innombrable de céphalopodes robotisés et volants réactualise le mythe sur la même base mais à l’ère du complot numérique. “Attention messieurs, ces pieuvres sont de véritables saloperies! Soyez prudents!”, lance encore l’un des héros du film luttant contre les machines, maîtresses du monde réel. Notre univers humain est réduit dans cette histoire à un programme créé par la Matrice, sorte de déesse-mère informatique contre laquelle les hommes, programmes virtuels, se révoltent pour retrouver leur identité corporelle. Matrix Revolutions présente notre monde comme une apparition numérique (la vie est un songe ou une illusion, nouvelle version …), et la pieuvre biomécanique en a enfin fini avec l’homme. Le poulpe-labyrinthe est ici à la fois le cancer proliférant et le virus informatique, un diable-réseau des temps modernes capable de rabaisser l’humanité au rang de pure fantasmagorie. L’animal plus que jamais infernal, et finalement vaincu grâce à Néo (un héros-Élu, sorte de prophète-ninja), prend la forme polycentrée d’une pieuvre-rhizome hyperurbaine ; elle est ici la figure allégorique d’un pouvoir toujours absolutiste mais périphérique, virtuel ou parallèle, qui exerce un contrôle social total.

Globalement, cette figure de hors-la-loi fourbe et de soldat multiple au service d’un pouvoir antidémocratique, n’est qu’une amplification outrancière et symétrique de celle, plus ancienne, de l’être rusé familier, mais irrationnel et inquiétant. La représentation contemporaine du poulpe-lien se met ainsi en place sous les signes conjugués de l’excès, de l’écart, du réseau et de l’opposition (férocité / lâcheté, protection / anéantissement, construction / destruction, désir / castration, pouvoir /révolte, ombre / lumière, …). Lorsque le céphalopode véhicule une image équilibrée entre ces pôles opposés, comme c’est le cas dans les Fragments d’un paradis de Jean Giono (1948), il incarne la force lumineuse d’un désir excessif, offrant aux sens des marins un spectacle merveilleux sur lequel ceux-ci ne peuvent exercer aucun contrôle. La bête-île éblouissante et scatologique que décrit l’auteur, éructant de semence, semble capable de féconder la mer elle-même aux cours de noces barbares. Giono déplace le mythe du kraken vers le monde diurne : le monstre se transforme en une sorte d’ange titanesque phosphorescent, “à la peau blanche et nette comme de la neige”. Il a l’aspect et “l’odeur étouffante” du printemps, et “cette infernale puissance marine a l’air de nous expliquer avec éloquence des choses sombres”.

– Figures de poulpes et stratégies dans l’art contemporain

Aujourd’hui, des artistes aussi différents que Jeff Wall et Alain Séchas font du poulpe un emblème stratégique d’une résistance impure et féconde aux modèles socioculturels établis. La présence du poulpe va de pair avec un questionnement esthétique fondé sur les inquiétudes d’un homme exposé à des mutations de tous ordres.

En ce sens, Marcel Duchamp est le premier héros emblématique d’une mètis artistique moderne ; il n’utilise pas comme Picasso et Ernst le motif ondulant pour construire une image rétinienne, mais il adopte le comportement polymétique de l’animal, empruntant sa “matière grise”, ou réalise des œuvres avec des matériaux mous. Il introduit dans la sculpture les notions de relativité et d’aléatoire, et cette contingence formelle nouvelle “découle de ce que les propositions de l’artiste ne cherchent pas à outrepasser celles de la matière, écrit M. Fréchuret, mais, au contraire, à se conformer à elles, à se former à leur image”. Concernant l’attitude comme stratégie artistique, Duchamp diversifie, par le dédoublement identitaire et le déguisement (Rrose Sélavy, R. Mutt, …), les plis sémantiques de son œuvre pendant toute sa carrière.

Dans le champ contemporain, les attitudes de Cindy Sherman, Paul Mc Carthy, Pierick Sorin, Orlan, Valérie Mréjen, … sont toutes peu ou prou héritières de cette mètis duchampienne ; et lorsque Gilles Barbier met en scène ses doubles dans une fiction photographique ou dans une installation (série Polyfocus, depuis 1999), il emprunte encore la stratégie du poulpe. Il brouille les pistes médiatiques formatées, piégées dans son travail avec humour, et ses clones mettent à nu les mécanismes d’aliénation socioculturelle. Dans ses photographies, Gilles Barbier s’affiche et se cache dans des lieux improbables ; il guette, immobile ou agité, tour à tour imitateur apathique, dubitatif, violent, mort ou vif. Il multiplie les scénarios autour de ses différents rôles (chirurgien-nabot, artiste fou ou S.D.F., …), et crée des leurres médiatiques qui font diversion pour prôner l’“idiotie comme moyen de résistance”. Barbier ironise ainsi sur le statut de l’artiste, chamane ou héros, et commente sans cesse le désordre biotechnologique ambiant. “L’artiste ne doit pas s’en tenir à son propre rôle, explique-t-il, mais aussi se mixer, se dupliquer, se mettre en réseau … Simplement pour être le plus possible au monde”. Barbier en conclut par ailleurs qu’il est “peut-être un simulateur qui joue à être artiste”.

Le monde de la duplicité et de la dilution stratégique d’identité est aussi celui de la vigilance : la pieuvre, puissance invisible tapie sur son rocher ou sur le sable, épie, attend le moment favorable pour intervenir. Également protectrice parce que gardienne flegmatique devant son abri, cette créature intermédiaire mi-liquide mi-solide est liée à la notion de passage d’un seuil symbolique. Elle est notamment figurée sur d’anciens mégalithes celtes (rites initiatiques de transformation ?), et elle est représentée, dans des sanctuaires minoens, sur des sarcophages pour veiller le défunt. Des pieuvres impitoyables gardent aussi l’entrée des lagons dans les légendes des îles du Pacifique ; de tels mythes inspirent régulièrement la bande dessinée contemporaine, occidentale aussi bien que japonaise, où l’on voit souvent l’animal, alors comparable au dragon, garder l’entrée d’une grotte au trésor maudit ou d’un lieu interdit.

Séduire, duper, transformer, garder, enlacer, passer, s’immiscer,… Rien ne pouvant l’enserrer alors que lui peut tout saisir, par son regard comme par ses bras, le poulpe est un être de la distance et de l’appropriation, qui peut servir de modèle à l’artiste ou nourrir iconographiquement son œuvre en tant que maître des liens. “Tresser et tordre sont des maîtres mots” de cette terminologie de la mètis et de l’intelligence tentaculaire associée à l’animal ; la pieuvre est emblème de la complexité des choses en mouvement dans le monde, et garante de la mobilité de leurs liens sémantiques.

Le poulpe-passeur, aussi bien dans le temps que dans l’espace (un stalker, dirait Tarkovski), complète ainsi l’archétype de la pieuvre-labyrinthe. Illustrant récemment cette distinction sur un plan ésotérique, El pulpo, marquage au sol réalisé dans le désert de Nazca (Pérou) par l’artiste canadien Bill Vazan (1985, 100 m de diamètre), tourne le dos aux entrelacs des dessins de Pierre Alechinsky, de Jim Dine ou de Tony Cragg : répondant au motif ancien de l’araignée marqué par ailleurs dans ce désert, l’octopode de Bill Vazan s’inscrit dans l’intemporel et simule “une danse cosmique liée à la symbolique de la spirale, écrit Vladimir Biaggi ; les tentacules sinueux guident nos pas, sans se croiser, dans un voyage initiatique vers un centre mystique du monde”.

Le poulpe protéiforme est une créature du flux ; sa figuration est aujourd’hui liée  à une conception nietzschéenne de l’être qui ne peut s’envisager que dans la transformation, et il incarne une pensée contemporaine de la mutation.

Quelle que soit sa taille, le poulpe met son intelligence tentaculaire au service de l’efficacité plus qu’à celui d’une raison guidée par la rigueur et par les valeurs humanistes ; il est trop ou pas assez en toutes circonstances pour parvenir à ses fins. Lorsque les artistes figurent aujourd’hui l’animal sans le cantonner à l’un de ses rôles-fétiches codifiés par les artistes grecs, japonais, romantiques ou modernes, ils s’emparent du mythe dans son ambivalence. Ils l’exploitent comme métaphore de la création en mouvement, ou pour introduire un facteur de déstabilisation dans leurs productions plastiques.

Figure des origines et des temps derniers,  la pieuvre est un tableau vivant qui se joue physiquement de l’ombre et de la lumière, et cette faculté, exploitée fantasmatiquement par Giono dans les Fragments d’un paradis, accentue encore son association aux notions d’apparition et de disparition. Mascotte du dessinateur et du poète en jetant son encre, ce maître du leurre crée également, sous sa forme abyssale, la lumière dans l’obscurité en maîtrisant la bioluminescence ou la fluorescence. Il est ainsi instrumentalisé par Louis Rollinde comme allégorie de l’art illusionniste à la limite du visible et de l’invisible, entre figuration et abstraction (voir les Boîtes noires, 2001 et la série Effacement : écran mural, 2003). Cet artiste représente la silhouette indéfinie de céphalopodes chimériques sur des écrans noirs, par projection lumineuse ou par inscription picturale, pour forcer le regard à la lisière de l’émergence ou de l’effacement des formes, à la frontière entre chaos obscur et monde du vivant.

– L’intelligence fluide

Alain Séchas et Jeff Wall ne choisissent pas davantage la pieuvre comme entrelacs décoratif. La même année 1990, il la présente comme figure de la ressemblance informe et comme emblème d’une dialectique de la rupture. Chez ces artistes que tout distingue dans la démarche comme dans les procédures, la pieuvre crée le trouble et détermine un lien polysémique entre les éléments plastiques par sa seule présence. Posée sur une table comme un chiffon (Wall) ou truand en action (Séchas), elle instaure la mobilité dans la saisie même du sujet. Rollinde, Séchas et Wall exploitent tous trois la capacité de métamorphose du poulpe en ce qu’elle “apparaît comme un refus de la normalité humaine” (Pierre Vidal-Naquet). L’univers des métamorphoses constitue un monde du discours changeant autour de l’image, et la pieuvre marque ainsi chez ces artistes une défiance par rapport à toute doctrine esthétique préétablie. Jeff Wall présente un petit poulpe commun (octopus vulgaris) abandonné sur un coin de table dans sa grande photographie, alors qu’Alain Séchas installe le spectateur dans le même espace qu’une pieuvre géante en polyester, héroïne de bande dessinée tridimensionnalisé qui le domine en pleine action illégale. Mais les deux artistes montrent l’animal comme figure déclassée, et leurs œuvres exploitent des caractéristiques connues de l’animal : immobilité discrète d’un laissé-pour-compte pour Wall, et action spectaculaire du méchant héros chez Séchas.

La pieuvre géante et hypnotique d’Alain Séchas dévalise une bijouterie comme dans une aventure d’Arsène Lupin ou dans un conte d’Edgar Poe. L’artiste utilise habilement la multiplicité du maître des liens dans son installation à géométrie variable, pour créer des relations narratives entre les différents éléments plastiques qu’il met en scène à l’échelle une. En faisant plusieurs choses à la fois, le poulpe montre simultanément les différentes phases de l’action, et il permet à Séchas de renouveler le procédé ancien de l’instant décisif : l’animal du pli crée le mouvement dans le récit visuel en orchestrant un instant pluriel dans la fiction.

Alain Séchas met souvent en scène des hors-la-loi dans ses œuvres (voir Les suspects, 2000, L’araignée, 2001, …). L’animal qu’il présente ici semble politiquement correct (un gentil monstre simplifié, lisse, rond et sans ventouses ; sa pieuvre est un mélange de celles de Tex Avery, de Disney et des mangas japonais) ; mais l’artiste, faux cartooniste, parle de choses sérieuses avec humour en décalant certains codes artistiques : le polyester remplace le marbre blanc, le mode mineur parle dans l’art majeur, le dessin populaire en 3D et la déformation de l’objet remplacent le ready-made … Séchas distribue les rôles dans un décor de parc d’attractions à la blancheur aseptisée, et les personnages, facilement identifiables dans l’imaginaire de chacun, deviennent les protagonistes subversifs d’un jeu critique du pouvoir dans le contexte de l’exposition (la bijouterie vitrée). Le joaillier est le gardien du temple mais également la victime hébétée (autre figure récurrente dans les œuvres de l’artiste) ; les comparses-fantômes collectent le butin  au milieu des spectateurs, qui pourraient eux aussi s’emparer des diamants tendus par l’animal et s’enfuir en voiture ; l’homme au gibus enfin (le chef anonyme, le « cerveau »?) observe le bon déroulement du casse en tant que figure tutélaire d’un pouvoir indéterminé (le commissaire, le galeriste ?). Loin d’incarner une créature de cauchemar, le colosse fascinant joue les braqueurs en exerçant dans la fiction une douce violence comme un chien dressé, au bénéfice de chacun semble-t-il ; la pieuvre immorale de Séchas déleste en effet le bijoutier neutralisé pour redistribuer les biens du riche aux sans-grade, ou pour les utiliser à son propre bénéfice. L’artiste retourne politiquement le mythe du méchant kraken, tel un Maldoror justicier des temps modernes aux préoccupations sociales. La révolte contre le pouvoir et contre le père constitue un thème omniprésent dans les œuvres de l’artiste, qui organise ici sous les traits de la pieuvre une agression des codes culturels de la bourgeoisie.

La pieuvre est une sorte d’animation panoptique. (…) Mais comme toujours dans mes petites histoires, cette scène de suspens est de l’ordre de l’humour noir, d’une moquerie, d’une tromperie, quelle que soit sa gravité”, explique Alain Séchas. L’imaginaire graphique populaire et la métaphore animalière (le chat, l’araignée, …) constituent des outils critiques permanents de l’artiste. Le poulpe symbolise ici la manipulation (du jeu de l’art trompeur en lui-même, de la culture bourgeoise ?) ; il est comme l’artiste en quête des diamants de l’existence et s’intéresse aux modalités de leur partage. Manipulateur, il est aussi manipulé, dans sa cage de verre ou dans sa prison dorée, par l’homme au chapeau. “Se pourrait-il, s’interroge ainsi Jean-Pierre Criqui, que la rencontre avec les œuvres, dût-elle s’accompagner d’autre chose que d’une activité purement visuelle et mentale, ne nous rende pas nécessairement bons, ou tout du moins meilleurs ?” Alain Séchas revendique un art “contre”, et la pieuvre paradoxale, ni ange ni monstre, est pour lui cet être insaisissable du flux le plus apte à poser cette question du pouvoir de l’art, et à mettre en cause la pensée esthétique moderniste. Il inclut en général à son travail une charge critique sociale forte, et le poulpe représente ici la résistance active à l’aliénation ; l’animal tentaculaire est l’une des figures fondées sur le dessin d’arabesque et sur la forme ramollie, que Séchas exploite dans la plupart de ses œuvres (voir Les grillages, 1988 ; Triplechaton, 1999 …), pour faire “l’économie de la surcharge connotative du ready-made” (Patrick Javault), et pour contourner la raideur de certaines formes d’art conceptuel. L’animal rebelle est en quelque sorte le représentant du spectateur, et celui-ci “fait le lien entre l’univers du conte et sa propre vie”.

L’artiste exploite la pieuvre, elle-même spectaculaire, contre la spectacularisation de l’objet dans l’art, ou pour désamorcer les dérives vers un art somnanbulique du loisir (Lautréamont contre Disney) ; “s’il n’y a plus de politique possible, écrit à ce sujet Olivier Zahm, et par extension, plus d’art hors de son champ délimité et exclusif, c’est vers l’idée deleuzienne du devenir-animal que se tourne Séchas pour une esthétique du jeu des mots et des corps : la réappropriation du Désir extorqué par le capital-spectacle”. Cette pieuvre-là semble en effet décidée à “assumer un nihilisme subversif, joyeux, qui sorte le désir de son état somnambulique et dépressionniste”.

“Dans le film d’Andrei Tarkovski, Solaris, des savants observent une planète océanique. Leurs techniques ont tous les caractères scientifiques. Mais l’océan est lui-même une intelligence qui les observe à son tour”.

Jeff Wall

Le poulpe rusé semble pouvoir simuler à lui seul toutes les bêtes sous leurs différents masques, et il inquiète, à cette lisière floue, par son caractère imprévisible et irrésolu, à jamais infinito. Dans Un poulpe de Jeff Wall, l’animal est posé sur une des deux tables bricolées qui sont installées symétriquement devant un mur ; au contraire de la pieuvre de Séchas, celle-ci semble sous contrôle, réduite.à l’impuissance Mais si sa capacité d’action est neutralisée, l’artiste la place dans un décor où elle n’est pas à sa place, créant ainsi un écart dans l’image par l’incongruité de sa présence. Le tableau photographique fonctionne en diptyque avec un second, de même format et intitulé Quelques haricots (Some beans) ; dans celui-ci la mise en scène est identique, mais le poulpe a disparu de la table de gauche pour être remplacé par de gros haricots éparpillés sur la table de droite, comme si la pieuvre avait glissé de l’une à l’autre en une impossible et dérisoire métamorphose. De l’animal replié sur lui-même on ne peut dire avec certitude s’il est rouge parce qu’il est cuit, en colère ou effrayé : l’artiste le présente entre chiffe molle et motif d’entrelacs, entre créature vivante et élément de nature morte, sans séduction ni répulsion particulière. Jeff Wall joue sur l’ambiguïté de cette figure compacte pour déranger sa composition ; il s’empare de la nature morte avec nourriture comme genre appauvri (nous sommes loin des tables opulentes du XVIIe siècle hollandais), pour reformuler des questions modernistes.

La mise en scène, difficile à situer dans un lieu déterminé, a été réalisée dans la cave de l’atelier de l’artiste. La bête est en situation inconfortable sur une des tables rehaussées de cales afin de rétablir l’horizontalité précaire des plateaux, dans un environnement qui ne semble pas le nécessiter. Wall éclaire la scène de manière à obtenir un effet perspectif par le jeu rigoureux des obliques. Il ironise sur l’opposition entre affirmation de la grille géométrisée de l’image par des plans colorés et profondeur documentaire du champ visuel, comme s’il renvoyait dos-à-dos Mondrian et Van Doesburg dans leur dispute sur la nécessité des obliques dans le tableau. On retrouve de manière récurrente cette mise en question de la notion de flatness et de l’interprétation moderniste de la photographie dans d’autres natures mortes de Jeff Wall (voir les trois Compositions diagonales (Diagonal composition) n° 1, 1993 ; n° 2, 1998 ; n° 3, 2000).

Dans Un poulpe, ce champion du déguisement, dont on ne sait s’il est mort ou s’il fait le mort, marque la volonté constante chez Wall de lire la modernité picturale en mettant en place un jeu d’acteur, ce qui “était absolument interdit par l’idée du modernisme en photographie”. L’artiste veut maintenir dans ses œuvres une étroite relation entre la straight photography d’un côté et la street photography de l’autre, refusant de tracer une limite entre photographie plasticienne et image de reportage. Il cherche à révéler la présence du metteur en scène dans le document, et le poulpe-acteur, recroquevillé et déclassé, sert ici de médiateur pour interroger le spectateur sur sa place face à l’image « morte ». Le sujet ne peut appartenir ici à une “tradition, déclare Jeff Wall, refléter les conditions selon lesquelles sa valeur sociale est établie. [Un poulpe] participe à la contestation fondamentale de la valeur”. Cette hybridation de l’image est d’autant plus efficace qu’elle est présentée dans une boîte lumineuse (l’artiste dit avoir choisi cette technologie pour donner une efficacité à la fois photographique, cinématographique et picturale à ses tableaux) : la structure industrielle rigoureuse s’oppose à l’incident, sinueux et anarchique, que constitue ici la pieuvre (la notion d’incident est récurrente dans les propos de l’artiste).

Au-delà de cette interrogation sur la valeur de l’image, entre œuvre plastique et document photographique, Wall crée le mouvement fictionnel dans le tableau par son redoublement en diptyque, et par la substitution haricots / poulpe qu’il opère entre les deux panneaux. Cette transformation nourrit l’énigme narrative (métaphore culinaire ou tableau de Vanités ?), dont on tiendrait volontiers l’animal, ici pure aporie, pour responsable de l’insolvabilité. “Derrière ce mouvement, écrit Nicole Gingras, il y a le pouvoir symbolique de l’eau évoquant la plasticité et la mobilité des humeurs et des visions, l’inconscient ou ce qui peut échapper à la vue et au contrôle, et un espace béant pour la mémoire”. On retrouve par ailleurs la même présence insolite d’une pieuvre isolée sur un plateau dans une photographie d’Olivier Richon intitulée Le cynique, avec pieuvre (1993). Mais dans celle-ci, l’animal inerte, posé pli contre pli sur un tissu jaune (le manteau de Diogène ?), reprend l’un de ses rôles vedettes, et sa dépouille grise et chiffonnée tente un mimétisme ultime avec l’étoffe lumineuse, jusque dans sa propre mort. Chez Jeff Wall par contre, le poulpe fait intrusion dans l’image ; il est davantage métaphore du doute fécond que figure cynique.

Cette pieuvre symbolise l’élasticité ou l’impureté  dans la géométrie du tableau ; elle s’inscrit dans une pratique photographique initiée par des artistes comme Man Ray et Brassaï. Dans Sculpture involontaire (1933), ce dernier “met justement en avant la flaccidité d’un poulpe abandonné sur la plage”, note M. Fréchuret, et l’indécidabilité de sa forme instaure une instabilité dans l’image, “que récuse l’ordre auquel [celle-ci devait] auparavant se soumettre”. Jeff Wall reconnaît l’influence des natures mortes photographiques de Wols (entre 1930 et 1942) ; il met également en scène des êtres disqualifiés ou marginaux ainsi que des objets dérisoires ou dégoûtants dans d’élégantes compositions éclairées avec soin. Lorsque Wols associe, en une démarche post-surréaliste proche de celle de Georges Bataille, une poupée à une coquille d’huître sur une chaussée pavée et détrempée, ou un œuf à un poulet mort qui nous regarde fixement, Wall montre pour sa part un savon usé posé sur un coin d’évier (Composition diagonale), une pieuvre ou des haricots secs sur une vieille table. Le sac vide abandonné dans Composition diagonale n° 2,  ou le faubert sale délaissé dans un coin de Composition diagonale n° 3, jouent le même rôle contradicteur d’une géométrie de l’image que l’octopode prostré sur une table branlante. Dans cette photographie bancale, le poulpe casse le rythme et ruine tout idéal formaliste ; il tient lieu d’antiforme ou de contreforme. La pieuvre symbolise dans ce tableau une blessure irréductible, “incurable et irréparable”, comme l’écrit l’artiste. Wall s’inscrit dans “une esthétique de la facticité catastrophique, (…) à même de rendre visible la cruauté involontaire d’un art qui met l’accent sur le holistique, sans pour autant renoncer à l’opposition à la cruauté ni à un intérêt pour l’unité d’une œuvre”. Le poulpe “configure un état de douleur” et entretient un conflit dans cette image, qui s’arrête ainsi “au seuil du salon”.

Les incidents plastiques que Jeff Wall introduit dans des œuvres « pauvres » comme Un poulpe et Composition diagonale, n’expriment pas les écarts de la nature dans l’art ; ils ne sont pas là pour susciter désir et répulsion comme c’est le cas dans les photographies de Wols, mais pour disqualifier, souvent par l’humour noir comme chez Séchas, le dogme moderniste concernant la spécificité du médium photographique. Parmi tous les objets greffés dans les tableaux très organisés de Jeff Wall, le poulpe est le seul animal privilégié, choisi tel un zombie pour incarner ce que l’artiste nomme l’“hybridité” de l’image : il est ici le je-ne-sais-quoi vivant qui met en cause tout système cherchant à contenir et à délimiter le champ de la représentation. Le céphalopode marque l’irruption de l’insolite dans le banal, l’étrangeté qui “correspond à une instabilité de l’interprétation” (Jean-François Chevrier), et qui nous laisse au seuil du fantastique dans son effet de rupture avec le quotidien.

Une analogie s’établit clairement entre Un poulpe et une autre photographie de l’artiste canadien intitulée Untangling (En démêlant, 1994) ; au travail dans un atelier, un ouvrier est aux prises avec un énorme écheveau de cordes et de tuyaux emmêlés, qui paraît inextricable. Alors que des moteurs et diverses pièces mécaniques sont bien rangés sur des étagères autour de lui, ses efforts pour dénouer l’entrelacs seront longs et pénibles. L’amas de liens résiste à la mise en ordre, et dans cette image, l’ouvrier remplace Gilliatt-le-malin dans un combat difficile pour imposer la loi à cette force molle qui lui donne du fil à retordre. La représentation d’une pieuvre ne relève donc pas de l’anecdote dans le travail de Wall ; cette métaphore animalière s’inscrit, selon cette rhétorique d’une intelligence tentaculaire qu’elle introduit dans l’image, par rapport au jeu de ce que l’artiste nomme l’intelligence liquide (il oppose cette notion au “caractère vitrifié et relativement « sec » de la photographie comme forme instituée”). Cette allégorie du liquide est pour lui en relation avec une mémoire de la fabrication photographique qui nécessite de l’eau, avec le jeu mobile des reflets sur les vitres qui recouvrent ses tableaux (le miroir d’eau de Narcisse), mais également avec ce qui peut suggérer iconographiquement le mouvement et la fluidité dans l’image fixe. Un tableau ayant pour titre Le lait (Milk, 1984), montre par exemple le liquide blanc qui jaillit de son récipient à cause du geste brusque de l’homme assis sur le trottoir (un SDF ?). Cette gerbe, métaphore de l’inhibition du personnage, prend une forme naturelle complexe, captée dans sa fugacité, “que l’on ne peut pas vraiment ni décrire ni caractériser, déclare l’artiste. (…) L’eau représente donc pour moi, sur un plan symbolique, un archaïsme”. Le poulpe fluide et protéiforme est pour Wall l’emblème dans le monde du vivant de cette intelligence liquide, qui signifie dans ses œuvres un “sentiment d’immersion dans l’incalculable”.

La pieuvre est considérée aujourd’hui par la plupart des créateurs comme un être dont l’archaïsme supposé et la fluidité réelle, conjugués à l’intelligence de la ruse qui lui a toujours été reconnue, en font l’un des emblèmes animaliers majeurs d’une époque soumise à des mutations de plus en plus rapides. Efficace car polymorphe et capable de s’adapter à toutes les situations, la bête est figurée par Wall et Séchas comme métaphore de l’énigme primordiale autant que comme symbole de résistance à l’ordre établi et de souplesse intellectuelle. Le poulpe est pour eux un signe baroque de l’écart ou de l’embrouille. Il incarne l’être vivant rebelle à ce qui tente de l’aliéner ou de le normaliser, et les artistes adoptent avec lui une stratégie non frontale, basée sur une intelligence de la faiblesse et sur la vitesse de réaction ou d’esquive.

Si c’est l’idée de contrôle politique socioculturel qui guide Alain Séchas dans son choix de l’animal, c’est une opposition au contrôle esthétique qui guide plutôt celui de Jeff Wall ; mais dans les deux cas, la figure de poupre donne sens à leur travail dans l’entre-deux d’une pensée moderne rationaliste et d’une esthétique du chaos. La présence de la pieuvre dans les œuvres contemporaines correspond à un questionnement fondé sur des inquiétudes identitaires nouvelles, et la bête changeante tend un miroir déformant à la personne humaine, qui s’offre aujourd’hui pour le meilleur ou pour le pire aux mutations de tous ordres.