Figures et agonies de l’eau // Centre d’art Le Moulin, La Valette-du-Var // 2002
TEXTE CRITIQUE
2002 – Natacha Pugnet, Figures et agonies de l’eau
Dire que Figures et agonies de l’eau se situe dans le prolongement logique des travaux que Jean Arnaud présenta lors des expositions précédentes n’est pas une formule vaine. En effet, les trois séries de dessins ainsi que celle des Peaux tirent leur origine matérielle de productions antérieures. Le réemploi d’œuvres graphiques figurant poulpes, seiches et calamars, ainsi que l’utilisation des moules en élastomère métamorphosés en Dépouilles, permet à l’artiste de cristalliser des enjeux plastiques et sémantiques jusque-là épars. Ainsi, reproductibilité et unicité, hasard et élaboration consciente, indifférenciation et singularité formelle, sont rejoués selon des partitions inédites.
Les travaux sur papier procèdent d’une manipulation paradoxale : la main qui dessina les céphalopodes opère ici par simples mouvements, arythmiques le plus souvent, destinés à être enregistrés par l’outil informatique – un scanner en l’occurrence. La plasticité naturelle des animaux marins se prête particulièrement à la formation de graphies mouvantes, suggérant une fluidité que l’on retrouve différemment matérialisée dans l’affaissement contrôlé des Sédiments-Peaux. Dans les Géométries de l’eau, les signes linéaires, résultant d’un procès partiellement aléatoire, confrontent leur variabilité à la constance mathématique du papier millimétré qui, tel une portée musicale, leur sert de support. Les Figures de l’eau, elles, semblent concilier mesure et démesure, norme et monstruosité – celle que l’imaginaire collectif confère généralement aux poulpes. Ce qui fait figure, dans les Agonies de l’eau, c’est le processus même de disparition de l’image : Jean Arnaud fige la forme à l’instant précis où, semblant se liquéfier, elle devient fantomatique.
Ce passage d’un état à un autre, fut-il innommable, est cela même qui est plastiquement signifié dans les œuvres tridimensionnelles. Les Dépouilles, réalisées en 2001 à partir de moules de la « dalle aux ammonites » de Digne, servent dès lors doublement. Fragmentés et réassemblés, les moules originels évoquent, de manière très allusive, d’improbables vêtements. Entre le caoutchouc et la pierre, les Sédimantaux, sont une manière de monstruosité. Les Dépouillesdeviennent également matrices des Epaississements installés au sol et des Sédiments-Peaux suspendus dans l’espace. Reproductions de reproductions, ces reliefs font littéralement peau neuve, l’épaisseur visqueuse et la compacité premières se muant en pelures fines plus ou moins translucides. Obtenues par sédimentation de couches successives, les Peaux conservent donc l’empreinte d’une topographie réinventée. Les céphalopodes d’un autre temps y sont pris dans des rets dont la géométrie contrarie la vraisemblance géologique. Différentes les unes des autres, ces dépouilles souples, dont la couleur est plus ou moins dense, constituent le recto de ces panneaux bifaces. Le verso, lui, reste structurellement inchangé ; ce qui est capturé au sein des strates de résine époxy est une topographie d’une autre nature, totalement fabriquée par Jean Arnaud cette fois. Cette seconde matrice n’est autre qu’un moulage du sol l’atelier de l’artiste sur lequel il a préalablement disposé, en quinconce, d’autres moules. Ni fossiles ni coquillages, ces derniers sont des artefacts à usage décoratif et des jouets dont les enfants se servent sur le sable des plages. Du fait de leur caractère indiciel, ces peaux se présentent moins comme l’image mouvante de la réalité que comme les fragments tangibles d’une réalité instable.
Ces deux mues sont assemblées dos à dos, unissant leur pesanteur respective, se déforment. L’éclairage, tour à tour en accentue ou en gomme les aspérités, la structure, la pigmentation, révélant ainsi une matière elle-même changeante et incertaine, tantôt roche tantôt derme. Ces reliefs ne se laissent cependant pas réduire à la bipartition de leur constitution matérielle. Ils conjuguent au contraire leurs qualités de formes inventées et prédéterminées, leurs géométries stricte et aléatoire, leurs strates impossibles et bien réelles. Figures singulières de l’indifférencié et du différent, les Sédiments-Peaux, entre liquidité, viscosité, et solidité, exhibent leur facticité. En définitive, Jean Arnaud n’explore-t-il pas le pouvoir qu’a l’œuvre d’art d’être simultanément forme et informe, réalité sensible et simulacre?