À la lisière

FORCES CONFUSES II

Exposition du 21 novembre 2020 au 16 février 2021, Université de Tartu, Estonie.

L’homme, comme l’arbre, est un être où des forces confuses viennent se tenir debout.

G. Bachelard[1]

Lorsque j’ai réalisé les séries de dessins L’ormolivier et L’ormeau pour une exposition à Ramatuelle (France), je ne savais pas encore que cette exposition intitulée « L’ormolivier »[2] constituerait la première phase d’un projet plus vaste et international toujours en cours (au moins jusqu’en 2023) , qui s’intitule «Forces confuses». Au moment où j’ai produit ces dessins, j’ai été invité par ailleurs à réaliser une exposition à Tartu (Estonie) en 2020, en lien avec ma participation à un colloque intitulé « Événements de réception ». Pour ce projet de recherche et création, j’ai voulu continuer à travailler sur la relation entre mémoires individuelle et collective par rapport aux arbres mais dans un champ élargi. Il s’agissait de faire l’expérience d’un décentrement ou d’un transfert de mes deux images-souvenirs familiales liées à l’ormeau, sans doute pour les mettre à distance ou pour confronter le processus de création de l’ormolivier à d’autres mémoires que la mienne. J’ai ainsi cherché à Tartu une sorte d’équivalent à l’ormeau et rencontré un vénérable pin aux croix (ristimänd en estonien), arbre sacré dont la partie inférieure du tronc (environ cinq mètres de haut) est présentée comme une sculpture au nouveau Eesti Rahva Muuseum (Musée National Estonien) de Tartu.[3] Bien que leurs histoires soient très différentes à 2800 km de distance, l’ormeau et le pin ont en commun d’avoir été classés et protégés de leur vivant, puis abattus bien après leur mort. Ils conservent également dans leur chair les mystères et les témoignages qui leur ont été confiés, et ils ont tous deux été partiellement conservés comme des reliques. 

Pour cette exposition qui constitue le second volet du projet « Forces confuses » après « L’ormolivier », j’ai travaillé sur des dessins de grand format selon le même principe qu’à Ramatuelle, à partir d’images des différents arbres de mémoire (ormeau, olivier, pin). L’exposition propose une narration visuelle que chacun peut s’approprier en un récit différent sans qu’une barrière linguistique ou culturelle fasse obstacle. Comme à Ramatuelle, un fragment de l’arbre-monument est exposé.[4]

Cette exposition dans l’espace hélicoïdal de l’escalier de l’université de Tartu (Estonie) propose une déambulation physique et mentale ; elle déplace les spectateurs de Ramatuelle à la lisière de la forêt de Laatre, d’un arbre de mémoire à l’autre. 


[1]. Gaston Bachelard, L’air et les songes, Paris, José Corti, 1943, p. 268.

[2]. Les deux expositions « L’ormolivier » et « À la lisière » ont été produites à la même période, mais des nécessités de calendrier ont entraîné une présentation du volet 2 à Tartu avant celle du volet 1 à Ramatuelle…

[3].  Ce pin aux croix, mort vers 1990, a été coupé en 2014 au bord de la route Laatre-Õruste (à 75 km au sud de Tartu, dans le comté de Valga) parce qu’il risquait de s’effondrer. L’incision des croix dans l’écorce correspond à une survivance de religion païenne après la christianisation de l’Estonie, consistant principalement à mettre l’âme d’un parent défunt sous la protection des esprits de la forêt avant de l’enterrer au cimetière. L’arbre, planté en 1754, a été couvert de croix essentiellement entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle, même si la pratique rituelle a perduré au-delà. Un panneau explicatif remplace à présent l’arbre coupé à la lisière de la forêt à Laatre et soigneusement restauré pour être exposé au musée.

[4]. Le tronc a dû être coupé en deux parties car il était trop haut pour être dressé dans la salle du musée. J’ai tenu à montrer cette partie non exposée du tronc dans son cadre de bois, car c’est ainsi qu’elle est actuellement conditionnée dans les réserves du musée national.


Texte de Marie-Laure Lions pour l’exposition

C’est un voyage… un voyage depuis l’enfance ou vers l’enfance. Un retour aux sources, un tracé-trajet, un aller-retour. Jean Arnaud nous propose ici un nouveau récit. Un récit qui ne respecte pas la définition usuelle « énoncé oral ou écrit de tout événement vrai ou imaginaire ». Aujourd’hui, à l’Université de Tartu, dans cet escalier qui permet une lecture inverse de l’œuvre, selon qu’on le monte ou le descende — de Laatre à Ramatuelle ou de Ramatuelle à Laatre —, on ne se situe pas entre le vrai et l’imaginaire, ni dans une suite d’événements de la vie du plasticien, mais dans un entrelacs d’actions, d’interactions, d’événements, de rencontres, de recherches qui finissent par faire sens et construisent une série de signes et de traces qui, elles, sont le récit, qui font sens. La chronologie échappe et ne subsiste qu’une combinaison du passé et du présent, de l’enfance à Ramatuelle et du voyage à Laatre, une combinaison de deux rencontres avec des arbres qui n’en font qu’une.

Les grands panneaux de calque laissant filtrer la lumière, éloignent de l’espace-temps « réel », de l’immédiateté d’Instagram ou autre. On est dans un espace-temps dilaté et fragmenté, mais parfaitement cohérent, sur le fil de la mémoire. L’ormeau, planté en 1598, dont le tronc finit par se creuser avec le temps, fut un espace de jeu, une merveilleuse cachette, un refuge pour l’enfant. Même si cet arbre a été aujourd’hui abattu et remplacé par un olivier, il est toujours présent dans l’ormolivier de l’artiste. A 2 800 km de Ramatuelle, à Laatre, quand la vie cessait, sur le chemin du cimetière, on gravait une croix dans ce pin, en lisière de forêt, qui semblait s’étirer indéfiniment vers le ciel, pour que celui-ci protège le défunt.Puis les deux arbres moururent. Aujourd’hui, quelques fragments de l’ormeau sont conservés par les habitants de Ramatuelle et le tronc du ristimänd se trouve au Musée national estonien de Tartu. Tous deux sont porteurs des secrets, des confidences, des témoignages, des histoires ou des récits qui leur ont été confiés. Jean Arnaud, dans son voyage, les invite à se rencontrer et à exposer leur absence. Une absence intemporelle.

le 4 octobre 2020

Laatre ristimänd (pin aux croix de Laatre), coupé en 2014 et conservé au Musée National Estonien depuis 2016, partie supérieure du tronc.

Voir L’ormolivier (Forces confuses I)