« Caramba ! Encore raté ! – La peinture de Gilles Muller, entre morale et iconoclasme »
Texte de présentation pour l’exposition Gilles Muller, galerie On dirait la mer, Marseille, sept. 2005
Gilles Muller le dessinateur croque tout ce qui passe à portée de crayon, réalise lors de ses voyages des carnets abondamment annotés, et son regard aiguisé le conduit volontiers à pratiquer l’art difficile de la caricature. Mais Gilles Muller le peintre a réalisé en 2005 une série de tableaux, regroupés sous le titre Rayures et figures, dans lesquels il confronte le dessin d’après des documents variés (photographies, schémas, pictogrammes, illustrations, etc) à l’histoire de la peinture moderne. Les supports sont souvent des toiles de store déjà zébrées de couleurs vives, ou des toiles blanches sur lesquelles l’artiste peint des rayures à l’acrylique ; toutes ces bandes, plus ou moins régulières et larges, interfèrent avec les figures reportées par l’artiste, et ces tableaux ressemblent à des écrans de télévision déréglés.
Certaines peintures comme Fluidité et vision, La morale par l’exemple ou Fluides et humeurs, paraissent abstraites au premier regard, et jouent de manière ambiguë avec cette rythmique visuelle linéaire. La raideur des rayures ready-made et peintes est pervertie par les coulures aléatoires, qui perturbent la rigueur industrielle des bandes colorées en cheminant sur la toile comme des ruisseaux. “L’utilisation de la coulure est pour moi un antidote, explique le peintre. Je me sentais piégé par tant de gestes d’école, de rapport figés à l’outil ; ainsi la goutte libre, poussée par la pesanteur, m’apparaît-elle comme le geste le plus neutre et anonyme qui soit, un état zéro de l’acte de peindre qui renforce la planéité”. Sur de telles bases, Gilles Muller interroge simultanément le modèle pictural (la question du style) et le modèle à représenter (la question de la figure). A la vanité d’un geste ou d’une attitude singulière, l’artiste oppose le dialogue visuel entre des modèles variés, et il entrelace des figures de style. Le couplage coulure / rayure lui permet ainsi d’affirmer simultanément le plan pictural selon plusieurs approches radicalement différentes (entre géométrie abstraite et lyrisme, entre Minimalisme et Expressionnisme, entre figuration et abstraction).
Dans Fluides et humeurs, le peintre incruste localement des schémas, des fragments textuels et des pictogrammes sur le fond rouge. Il pollue l’espace de contemplation abstrait. A la fluidité de la ligne vient se superposer une sorte de chuchotement narratif. De près, le spectateur peut lire des recommandations hygiénistes (“Faîtes au moins une lieue par jour”, “Où le soleil n’entre jamais, le médecin entre souvent”, “Air confiné, air vicié”), et il perçoit des pictogrammes de Jean Widmer qui signale les zones de loisir sur les autoroutes. Guidé par des repères sémantiques précis, le spectateur est ainsi confronté à une fausse abstraction qui devient paysage, jeu de piste, jeu de société, conte moral ou parcours obligé. Il hésite entre épreuve sensorielle d’une fluidité picturale et lecture d’un panneau signalétique. En plein milieu du tableau sont inscrits les noms d’organes “estomac foie cœur reins cerveau” ; le rouge devient celui du sang, et l’on passe du corps de la peinture pure aux humeurs du corps, d’un idéal pictural abstrait à l’hygiénisme, de la froideur géométrique à la palpitation organique. Par le jeu de la signalétique autoroutière, on passe également de la vitesse des rayures à celle des voitures… Tout se dédouble ; la peinture de Gilles Muller est mouvement.
Les fictions construites par l’artiste demandent au spectateur de mesurer le grand écart entre désir de pureté ou de liberté d’une part, et soumission à l’ordre ou à la règle d’autre part. Dans ces métaphores picturales d’une société balisée de tous côtés par des signaux et des injonctions, l’artiste pratique l’ironie et la “dérision respectueuse”, selon les termes de Pierre Alechinsky. Ses tableaux, plus ou moins narratifs, hésitent toujours entre leçon de morale du professeur et iconoclasme féroce d’un poète anarchiste. Présentés comme modèles récurrents, les motifs célèbres, les schémas anatomiques, les photographies emblématiques d’artistes stars, les dessins de héros de bandes dessinées et les recommandations textuelles sont triturés, et ils sont placés dans des situations précaires, à la fois célébrés et démythifiés. Les figures-étalon et les maximes sont lisibles, mais évanescentes, altérées par la matière colorée, parasitées par les rayures-coulures, dégoulinantes de dorure, partiellement effacées ou mises à distance par une échelle trop réduite, etc. Ainsi, la boîte de soupe Campbell d’Andy Warhol voisine avec un vieux jerrican sans grade ; Joseph Beuys, le maître qui explique symboliquement la peinture à un lièvre mort, est placé sous un déluge d’or qui le glorifie autant qu’il le détruit (Portrait de Joseph B., dorure extra fine). Les Enfants en chaussettes attaqués par une boîte se défendent contre l’agression d’une icône du XXe siècle ; la boîte Campbell, déchirée et amochée par le garçon —figure allégorique du peintre-héros lui-même—, a déjà contaminé leurs chaussettes et la casquette par des aplats considérés comme symptômes d’une maladie contagieuse. Le poids du modèle stylistique est contesté par Gilles Muller, mais l’image du vaillant garçon n’exprime pourtant pas la liberté et le renouveau ; le motif des deux enfants est en effet copié d’après une planche cartonnée qui illustre les vertus du courage, autrefois destinée à être accrochée dans la classe pour la leçon de morale.
Entre réminiscences issues d’un musée imaginaire personnel et interrogation du statut du modèle, le monde quelque peu nostalgique de Gilles Muller n’est pas sans rappeler ceux de Jean Le Gac ou d’Alain Séchas ; mais dans la plupart de ses tableaux, l’élève peintre virtuose semble s’échiner à salir et à raturer sa copie, ou à ne pas vouloir finir son travail afin d’obtenir une mauvaise note valorisante. Ainsi, dans Cinétique, le trait maîtrisé définit clairement l’apparence d’une belle 4 CV Renault des années 1960, mais le dessin s’efface sous l’action incontrôlée de traits-coulures qui tombent dru. Dans le triptyque intitulé Tableau effacé, des grands coups de brosse recouvrent de peinture noire les motifs et les textes. Le peintre suggère ainsi qu’un tableau abstrait réussi pourrait n’être qu’un tableau figuratif brouillé. Les peintures de Gilles Muller se nourrissent en permanence de ce type d’oxymores, et ils affichent côte à côte l’excellence et le ratage. L’artiste cultive une forme d’idiotie militante — celle de celui qui sait faire et trouve vain de le montrer plutôt que celle du bouffon incohérent. Ainsi, la modernité correspond pour lui “avec l’invention d’un rire, et ce dernier s’impose encore aujourd’hui comme la forme la plus aboutie d’un art jouissif et subversif, en butte aux prédications morales des conservatismes comme aux dogmatismes des avant-gardismes”, comme l’écrit Yves Jouannais.
L’artiste est un admirateur d’Hergé, et il pourrait reprendre à son compte une expression célèbre du lanceur de couteaux Ramon dans l’Oreille cassée. “Caramba ! Encore raté !” Mais ces ratages sont très réussis, et Muller établit de la sorte un mouvement constant entre moralité de la figuration picturale (la validité du modèle, son exemplarité, sa valeur de classique) et iconoclasme de la dé-figuration. En ce sens, le titre de la série, Rayures et figures, doit être considéré dans les deux sens : il s’agit de rayer la figure aussi bien que de figurer la rayure. Ces tableaux sont affiliés aux Transparences de Francis Picabia aussi bien qu’aux tableaux d’histoire de Sigmar Polke et au nomadisme de Martin Kippenberger. Dans la peinture de Gilles Muller, l’image emblématique et le symbole sont saisis à la fois comme modèle et comme objet auquel il faudrait régler son compte pour pouvoir passer à autre chose. A l’ère d’Internet et de la surconsommation, l’artiste accumule les résidus mnésiques dans ses images puissantes pour leur redonner du temps ; il décompose ses modèles favoris en pièces détachées, en anatomiste qu’il est, afin de les réactiver entre répétition et disparition.