Quelle heure est-il à l’infini ?
Texte de présentation des œuvres de Dominique Castell, décembre 2004


“Un moment sur place, un moment du commencement du déplacement de soi, un moment remue de fond en comble, découvrant un moment noir” Henri Michaux

Dans ses œuvres récentes, Dominique Castell représente différents lieux (paysages, chambres, bordures d’un chemin, …) en d’étranges épures ; elle considère le dessin et la photographie comme outils graphiques équivalents, et passe d’une technique à l’autre. Lorsqu’elle dessine, son trait entrelacé marque le temps de faire une image comme on prend le temps de faire une promenade dans la nature ou de faire une sieste, et parallèlement, elle photographie les mêmes lieux pour capturer un peu de leur durée. Dans une seconde phase, l’artiste construit des fictions en juxtaposant ou en superposant ses dessins et ses photographies. Elle cherche la limite d’intelligibilité de ses lieux et de ses figures, entre transparence et opacité, et franchit parfois cette frontière ; certaines de ses images deviennent alors de pures compositions lumineuses déterritorialisées. Il faut tenter de comprendre les enjeux et les modalités de cette triple expérience de l’image, du lieu et de la matière ainsi proposée par Dominique Castell, qui fait douter de la fiabilité du regard comme de l’apparence des choses.

– Bloc-notes et entrelacs

Le Bloc-notes correspond à un dessin linéaire en perpétuelle évolution qui se décline sur des feuillets transparents ; certains d’entre eux sont remplis de vide à la manière chinoise, et d’autres sont saturés de grifonnages agités. Cette suite nombreuse résulte d’une activité de plein-air régulière ; l’artiste cerne progressivement et piège finalement la vue horizontale dans un écheveau graphique plus ou moins dense, selon un geste qui semble ininterrompu. Le trait accompagne le dévalement du temps : la figure émerge de l’entrelacs, et chaque esquisse bascule du gribouillis chaotique à la profondeur d’un paysage organisé. Dominique Castell débobine et rembobine l’image, comme Pénélope tisse sans fin son ouvrage. Tous les feuillets accumulés constituent le Bloc-notes, dont la translucidité crée paradoxalement un désordre spatio-temporel entre juxtaposition et stratification. Si l’extension des dessins domine (au sol ou au mur), le paysage s’aère, s’amplifie et se dilate à la manière des panoramas du XIXesiècle, ne connaissant comme limite que celle du lieu de présentation lui-même ; au contraire, si l’empilement est strict, jusqu’à former un parallélépipède d’images, le temps se densifie comme dans un terrain organisé par ses strates. L’entrelacs graphique s’épaissit très vite, l’hypermnésie crée l’oubli, le temps piétine dans l’image mentale. La nuit advient alors dans le paysage par ces surexpositions excessives ; ne subsistent dans la pénombre, entre chien et loup, que des images résiduelles. 

Dans son Bloc-notes, Dominique Castell produit de l’inextricable selon une procédure qui tient pourtant de la taxinomie et de l’éphéméride ; elle crée un désordre à partir de paysages ordonnés, et provoque l’affolement de la vue par des mouvements indéterminés, centrifuges et centripètes, d’un dessin à l’autre. L’artiste met ainsi en rythme ce qu’elle nomme des tapis vibratiles ; ses compositions géologiques, aléatoires et proliférantes, forment une sorte de réseau sanguin (le trait du crayon, la veine du marbre), qui confère à la dure minéralité des paysages représentés (montagnes, calanques, plages) quelque chose d’un derme plus doux, quelque chose d’une intelligence liquide (l’étendue de la mer, le bloc mouvant de la mémoire, l’infini en action).

– Dehors : Minuit et Midi plein à Lava

Déjà dans la série des Moments très épais (2003), la vue horizontale du paysage, ouverte sur l’infini par le fond, s’opacifie par le jeu de la surimpression, jusqu’à redresser la scène à la verticale, parallèle au support, vers l’écran noir (le moment noir). À force d’empiler et de replier le paysage naturaliste sur lui-même, Dominique Castell confond Grund et Abgrund ; elle fait douter du proche et du lointain, de la nature même du fond, entre effet de rideau et perte de vue. “Quelle heure est-il ? Il est midi plein”, aime répéter l’artiste, qui bloque le processus de stratification au seuil de l’illisibilité, et crée ainsi la nuit en plein jour. Devant ces images noircies de lumière, le regard est forcé à une frontière entre apparence, apparition et disparition, au point incertain où la figure est encore ou déjà présente. Personnages et chiens, à peine perceptibles, se devinent au bord mystérieux, hugolien, du crépuscule ; les silhouettes, bien que simplement photographiées en contre-jour, sont captives de cet entre-images dans un milieu diaphane épaissi, dans lequel l’air semble devenir solide.

La série Midi plein à Lava (2004) prolonge cette expérience qui consiste à faire travailler ensemble l’éblouissement causé par une lumière violente qui plombe et irradie le paysage, et l’obscurcissement progressif causé par la surimpression. La plupart des photographes ne prennent pas d’images en lumière verticale intense, car face au soleil aveuglant, les formes perdent la clarté de leur contour et le contraste de leur modelé ; mais par la superposition, Dominique Castell recrée l’ombre, et une lumière déréalisée met en scène les couleurs atténuées, dans la pénombre d’un champ visuel artificiel. Elle rappelle ainsi métaphoriquement que la lumière zénithale ne correspond pas seulement à l’accomplissement apollinien, mais que son intensité brûlante peut provoquer la chute d’Icare dans les profondeurs obscures de la mer. Midi plein à Lava révèle également la limite du diaphane, “qui n’est pas une opacité nocturne ou aveugle, écrit Anca Vasiliu, mais bien la couleur, c’est-à-dire une altérité du diaphane, définissant l’intermédiaire par le détour de sa périphérie, de son éloignement d’un centre où brille la lumière insoutenable”. Ces photographies ambivalentes figurent l’ossification du paysage lui-même, par réminiscences et pertes successives. La lumière éclatante se frotte à l’obscurité, et l’artiste nous confronte ainsi tout autant au Minuit mallarméen (lieu de tous les possibles comme de tous les naufrages) qu’au partage de midi. Dans ces fictions paysagères, Dominique Castell propose au spectateur une perception intuitive de la matière-durée, et crée de véritables précipités lumineux qui conjuguent la fulgurance du midi plein à une nécessité de connaissance du monde par les gouffres.

– Dehors, quelle heure est-il ? Broussailles incandescentes

Lorsqu’on regarde l’enchevêtrement graphique du Bloc-notes, on comprend aussitôt pourquoi l’artiste photographie des Broussailles (2004), tant ces buissons de bord du chemin, brûlés par le soleil ou par les incendies, produisent naturellement ce qu’elle reproduit dans ses dessins broussailleux pour donner corps aux paysages. Dominique Castell s’intéresse ici au point de vue plongeant du marcheur dont le regard oscille de part et d’autre du chemin entre sol et horizon ; ces photos sont réalisées selon un angle et une focale intermédiaires, réglés entre le proche et le lointain. Dans ces Broussailles, la profondeur du ciel est marginalisée ou supprimée, remplacée, avec ou sans surimpression, par celle du corps et de ses plis. Plus d’horizon régulateur d’infini ; juste le chaos graphique rythmé de clair et de sombre. Le trait fouille la matière plutôt qu’il n’identifie les contours de la figure, et le paysage semble prendre du poil comme un animal vu de près ; ces images scrutent le local et ne cherchent plus la géométrie globale de la veduta. L’artiste prolonge ainsi l’expérience de Cézanne face à la montagne Sainte-Victoire, qui “parlait de la nécessité de ne plus voir le champ de blé, d’en être trop proche, se perdre, sans repère, en espace lisse, comme l’écrivent G. Deleuze et F. Guattari. Alors le striage peut naître ensuite : le dessin, les strates, la terre, la « têtue géométrie », la « mesure du monde », les « assises géologiques », « tout tombe d’aplomb »”.

Les Broussailles de Dominique Castell concilient tactilité et optique de la vision pour produire une forme d’inextricable qui n’est pas sans rappeler les entrelacs graphiques de Pollock, mais produits à partir d’images du bas-côté, de motifs marginaux calcinés, dont l’aspect scintillant résulte d’une brûlure du vivant. L’artiste montre un maquis de ronces et d’immortelles à la fois dur et doux, impénétrable et accueillant, fourmillant et crépitant, dans lequel la lumière implacable du midi plein crée un mouvement hallucinatoire (un effet de la chaleur intense ?). Les Broussailles, sortes de buissons ardents profanes, présentent l’insolation et l’embrasement comme métaphore d’un désir de nature. C’est sur de telles bases que l’artiste présente ces photographies d’un désordre irrésolu du monde comme “des murailles d’insoumission” qui déterminent “des moments d’extases brûlantes”.

– Dehors/dedans : la peau, la caverne, l’Écran total

Le mur des Broussailles laisse déborder en haut de l’image le fond sans limite (le ciel—Abgrund) derrière l’écran fibreux (Grund), mais le dernier ensemble de photographies réalisées par Dominique Castell présente un espace dans lequel on ne sait plus repérer ce qui fait fond et ce qui fait figure. Chaque Écran total (2004) est réalisé en photographiant le paysage extérieur de l’intérieur d’une chambre, en contre-jour à travers des persiennes. Ce que l’on prend au départ pour une constellation lointaine ou pour un immeuble dans la nuit se révèle être strictement son inverse. La surface noire n’est pas le fond mais au contraire le premier plan, et les petites taches de lumière ne sont pas produites par des ampoules mais par le soleil. Les lames du volet filtrent la forte lumière d’une mi-journée d’été comme un poncif, sans aucun artifice de surimpression. Il n’est pas minuit, il est midi plein. Le spectateur se projette mentalement à l’intérieur d’une camera oscura matricielle, percée de multiples sténopés (petits trous ou petits yeux), susceptibles de démultiplier l’image confisquée du paysage, à l’envers, sur le mur derrière lui ou sur sa propre peau. Cette illustration moderne du mythe platonicien de la caverne est présentée par l’artiste comme un dialogue entre le dehors et le dedans ; l’écran est ici une interface entre le jour et la nuit, entre l’éblouissement du monde réel et l’obscurité de l’image, incapable de montrer la vérité —l’essence— des choses. Chaque tache de lumière est en effet dédoublée à cause de la vitre des fenêtres fermées qui diffracte les rayons ; ne restent perceptibles que des grains colorés qui ne parviennent plus à définir l’image dans ses détails, et qui restent suspendus dans un espace réversible, sans loi. Ces sortes de pixels piquent la surface comme des étoiles floues, et Dominique Castell propose ses photos, à perte de vue, comme des métaphores de la vision —au sens physiologique, haptique—, entre occultation et aveuglement.

Le titre Écran total joue sur les mots. Les persiennes cachent le paysage autant qu’elles privent le spectateur, à la place du photographe, de lumière ; mais elles se comportent simultanément comme une seconde peau protectrice, dont le grain est lumineux. Lors de la prise de vue, cet écran protège le corps de la chaleur intense de midi, et Dominique Castell présente dans cette série de chambres une synthèse de ses travaux précédents : le paysage-corps photographique est ici retourné vers le spectateur comme un dessin fragmentaire, qui a perdu son sens et qu’il faut réinventer. Le schéma à géométrie variable de l’Écran total pourrait à nouveau s’organiser en points puis en lignes qui dessineraient une figure intelligible comme un poncif, comme une toile de Seurat, ou encore comme un écran numérique. Pour l’heure, à midi plein, on se contentera de perdre la vue claire des choses et de percevoir le monde sous un angle flou, broussailles contre ciel.