Parcours de l’art // Maison Jean Vilar et Cloître St-Louis, Avignon // 2009
Catégorie : Non classé
DANS le paysage, critique
Memoria Mundi, Nathalie Boisson, 2009
VENTILO n° 244, Marseille – 02 juin 2009 – http://www.journalventilo.fr/expo/
A l’heure où la surexposition médiatique nous noie d’images et d’informations qui finissent par devenir vides de sens, Jean Arnaud et Dominique Castell nous proposent une immersion DANS le paysage à travers des œuvres qui aspirent à susciter le souvenir et à réanimer la mémoire.
Notre parcours commence avec la perte, avec la chute d’un corps qui s’évanouit, chute à laquelle l’endeuillé assiste, impuissant. Puis le survivant essaie de réunir les restes, les traces que le disparu a laissées derrière lui ; il collectionne les archives, les reliques, les photographies… Il construit une tombe où il ensevelit le corps du défunt, puis élève un monument à sa mémoire. Freud explicite fort bien le phénomène de la disparition et de la réapparition en citant l’expérience du « jeu de la bobine », qui instaure un mouvement oscillatoire reliant le lointain et le proche, la perte et la persistance, le là-bas et l’ici, l’autrefois et le maintenant. Jean Arnaud et Dominique Castell œuvrent en ce sens : leurs démarches respectives visent à nous faire entrer dans un territoire habité de traces. On ne sait pas si les Paysages défaillants d’Arnaud représentent un vague site post-apocalyptique ou s’il s’agit de tableaux brouillés par un liquide répandu accidentellement sur l’image. Ses tableaux ne présentent au premier regard que des flaques de couleur superposées ; c’est seulement quand on se perd dans les couches nuageuses que l’on identifie entre les plans des fragments d’animaux déformés ou de végétaux calcinés. Ces indices visuels d’un dépeuplement ou d’une agonie du vivant nous situent finalement DANS un paysage défiguré, où comme le note Baudrillard, « certaines parties sont visibles, d’autres non, les parties visibles rendent les autres invisibles, il s’installe un rythme de l’émergence du secret, une ligne de flottaison de l’imaginaire (Jean Baudrillard – L’autre par lui-même, Habilitation (éd. Galilée) ». Un paysage en proie aux métamorphoses permanentes, qui ne livre jamais son image finale quand bien même l’on y entrevoit une métaphore de la disparition. Broussailles de Dominique Castell nous invite à entrer dans un paysage composé de traces rouges laissées sur des fragments de papiers transparents qui se multiplient et se superposent, chaque spectateur ayant la liberté de réinventer son paysage. La stratification aidant, à peine avons nous accroché notre regard à un détail que déjà il disparaît. Le paysage évolue sans jamais se livrer complètement. Dans son installation Tous mes étés, composée de multiples cadres disposés sur une étagère, chaque image, résultant de la superposition d’environ dix négatifs, symbolise cette volonté d’obliger le spectateur à entrer dans l’image pour glaner les traces d’un territoire brûlé, sans jamais avoir la certitude de ce qu’il aperçoit. Mais au fond qu’importe, car comme le notait René Char, « nous n’avons pas besoin de certitudes, nous avons besoin de traces car seules les traces font rêver ».
DANS le paysage
DANS le paysage // Galerie Art-Positions, Marseille // 2009
Dans indique la situation d’un individu ou d’une chose par rapport à ce qui la contient.
DANS est le titre de cette exposition de Dominique Castell et Jean Arnaud, exprimant leur relation au paysage et à l’animalité.
Pour Dominique Castell, dans c’est « être dans ». C’est une manière d’être.Photographier, dessiner comme se promener, c’est se laisser traverser, envahir même par l’extérieur, le milieu : la chaleur aride de l’été, la lumière aveuglante, la brûlure du soleil, le parfum presque écœurant des immortelles asséchées, vrillent l’assise du paysage. Cette distorsion sensuelle, qui exacerbe les émotions, atteint ce « point d’ébullition » dont parle Bataille, « qui lie la sauvage destinée humaine au rayonnement, à l’explosion, à la flamme ». La chaleur, le feu, le soleil pour faire voler en éclat « un monde envoûté de stabilité ».Photographies et dessins sont donc tour à tour mus par des courants contraires, glissant de la stabilité à l’éclat. Photographies et dessins, épais, sombres (à force de supports transparents accumulés), encadrés, rangés, se décadrent, s’éclairent, s’allègent puis glissent et se répandent sur le mur. L’étagère du début, l’ordre, la mémoire profonde et le temps épais laissent peu à peu place, dans les œuvres de Dominique Castell, à l’accomplissement enlevé d’un maquis ardent, dessiné rouge vif.
On ne sait pas si les Paysages défaillants de Jean Arnaud représentent un vague site rendu au chaos après une catastrophe, s’il s’agit de tableaux brouillés par un liquide répandu accidentellement sur l’image, ou encore s’ils décrivent métaphoriquement une situation générale difficile. Ces tableaux ne présentent au premier regard que des flaques de couleur superposées ; c’est seulement quand on se perd entre les couches nuageuses que l’on identifie entre les plans des fragments d’animaux déformés ou de végétaux calcinés. Ces indices visuels d’un dépleuplement ou d’une agonie du vivant nous situent finalement DANS un paysage défiguré, et non plus FACE à n’importe quel écran médiatique déréglé. Les tableaux ne révèlent pas davantage des images cachées ou doubles ; ces paysages appauvris ne sont pas zoomorphes, et les (dé)figurations animales résiduelles déterminent une métaphore de la disparition.
On retrouve des animaux déformés dans la suite de dessins L’accident. Ici, c’est la figure animale qui fait paysage tant elle s’étire et se perd, se métamorphosant sans raison stratégique apparente. La sauvagerie des bêtes représentées (rhinocéros, girafe, morse, gorille, etc.) est annihilée par la mollesse du trait et par la pixellisation volontaire des surfaces.
Ces dessins commentent une autre forme de disparition contemporaine : la surexposition médiatique crée de l’oubli, et l’intérêt grandissant que nous portons aujourd’hui au monde sauvage par écrans interposés est inversement proportionnel à l’accélération des disparitions d’espèces provoquées par l’homme. Ainsi, ces œuvres de Jean Arnaud, dans lesquelles le monde naturel est malmené et les animaux sauvages accidentés, s’inscrivent dans une réflexion actuelle plus large sur la relation entre humanité et animalité.
Les œuvres de Dominique Castell et de Jean Arnaud présentées ici pourraient être deux expressions symptomatiques de notre possible chute.
TEXTE CRITIQUE
Nathalie Boisson, Memoria Mundi
Figures et agonies de l’eau
Figures et agonies de l’eau // Centre d’art Le Moulin, La Valette-du-Var // 2002
TEXTE CRITIQUE
2002 – Natacha Pugnet, Figures et agonies de l’eau
Dire que Figures et agonies de l’eau se situe dans le prolongement logique des travaux que Jean Arnaud présenta lors des expositions précédentes n’est pas une formule vaine. En effet, les trois séries de dessins ainsi que celle des Peaux tirent leur origine matérielle de productions antérieures. Le réemploi d’œuvres graphiques figurant poulpes, seiches et calamars, ainsi que l’utilisation des moules en élastomère métamorphosés en Dépouilles, permet à l’artiste de cristalliser des enjeux plastiques et sémantiques jusque-là épars. Ainsi, reproductibilité et unicité, hasard et élaboration consciente, indifférenciation et singularité formelle, sont rejoués selon des partitions inédites.
Les travaux sur papier procèdent d’une manipulation paradoxale : la main qui dessina les céphalopodes opère ici par simples mouvements, arythmiques le plus souvent, destinés à être enregistrés par l’outil informatique – un scanner en l’occurrence. La plasticité naturelle des animaux marins se prête particulièrement à la formation de graphies mouvantes, suggérant une fluidité que l’on retrouve différemment matérialisée dans l’affaissement contrôlé des Sédiments-Peaux. Dans les Géométries de l’eau, les signes linéaires, résultant d’un procès partiellement aléatoire, confrontent leur variabilité à la constance mathématique du papier millimétré qui, tel une portée musicale, leur sert de support. Les Figures de l’eau, elles, semblent concilier mesure et démesure, norme et monstruosité – celle que l’imaginaire collectif confère généralement aux poulpes. Ce qui fait figure, dans les Agonies de l’eau, c’est le processus même de disparition de l’image : Jean Arnaud fige la forme à l’instant précis où, semblant se liquéfier, elle devient fantomatique.
Ce passage d’un état à un autre, fut-il innommable, est cela même qui est plastiquement signifié dans les œuvres tridimensionnelles. Les Dépouilles, réalisées en 2001 à partir de moules de la « dalle aux ammonites » de Digne, servent dès lors doublement. Fragmentés et réassemblés, les moules originels évoquent, de manière très allusive, d’improbables vêtements. Entre le caoutchouc et la pierre, les Sédimantaux, sont une manière de monstruosité. Les Dépouillesdeviennent également matrices des Epaississements installés au sol et des Sédiments-Peaux suspendus dans l’espace. Reproductions de reproductions, ces reliefs font littéralement peau neuve, l’épaisseur visqueuse et la compacité premières se muant en pelures fines plus ou moins translucides. Obtenues par sédimentation de couches successives, les Peaux conservent donc l’empreinte d’une topographie réinventée. Les céphalopodes d’un autre temps y sont pris dans des rets dont la géométrie contrarie la vraisemblance géologique. Différentes les unes des autres, ces dépouilles souples, dont la couleur est plus ou moins dense, constituent le recto de ces panneaux bifaces. Le verso, lui, reste structurellement inchangé ; ce qui est capturé au sein des strates de résine époxy est une topographie d’une autre nature, totalement fabriquée par Jean Arnaud cette fois. Cette seconde matrice n’est autre qu’un moulage du sol l’atelier de l’artiste sur lequel il a préalablement disposé, en quinconce, d’autres moules. Ni fossiles ni coquillages, ces derniers sont des artefacts à usage décoratif et des jouets dont les enfants se servent sur le sable des plages. Du fait de leur caractère indiciel, ces peaux se présentent moins comme l’image mouvante de la réalité que comme les fragments tangibles d’une réalité instable.
Ces deux mues sont assemblées dos à dos, unissant leur pesanteur respective, se déforment. L’éclairage, tour à tour en accentue ou en gomme les aspérités, la structure, la pigmentation, révélant ainsi une matière elle-même changeante et incertaine, tantôt roche tantôt derme. Ces reliefs ne se laissent cependant pas réduire à la bipartition de leur constitution matérielle. Ils conjuguent au contraire leurs qualités de formes inventées et prédéterminées, leurs géométries stricte et aléatoire, leurs strates impossibles et bien réelles. Figures singulières de l’indifférencié et du différent, les Sédiments-Peaux, entre liquidité, viscosité, et solidité, exhibent leur facticité. En définitive, Jean Arnaud n’explore-t-il pas le pouvoir qu’a l’œuvre d’art d’être simultanément forme et informe, réalité sensible et simulacre?
Salon de la jeune peinture
Salon de la jeune peinture // Paris // 1998
Entretemps
Entretemps // CAIRN Centre d’art, Digne-les-Bains // 2001
TEXTES CRITIQUES
Fictions géologiques, Natacha Pugnet, 2001
Transposition, Michel Motré, 2001
Le temps mis en espace, François Marchal, 2001
L’invention du monde, Jacques Barbéri, 2001
Entretemps critiques
Fictions géologiques, Natacha Pugnet, 2001
Transposition, Michel Motré, 2001
Transposer [trãspoze].v.tr. (1350 ; tresposer « transférer », 1265 ; de trans-, et poser).
3° Faire changer de forme ou de contenu en faisant passer dans un autre domaine (Le Robert)
Vers quel domaine s’opère le passage ?
La clé réside peut-être dans les titres des œuvres qui renvoient au monde minéral, mais aussi au végétal et à l’animal, pour une sorte de synthèse des origines et en même temps une interrogation sur le sens même de la différenciation. Au-delà de la transposition, peut-être faudrait-il aussi parler de changement de nature, et ainsi de transmutation.
Rhizomes
Pierres de rêves
Dépouilles
Le rhizome est la tige souterraine charnue, l’interface nourricière qui porte en elle ce qui va éclore. Carottes aboutées de roches, leur stérilité met cependant à nue l’histoire recomposée d’un site où chacune des couches lentement constituées a, en son temps, été au contact du vivant et l’a parfois l’enchâssé. L’intervention minimale de l’artiste exhibe ici un morceau de la réalité cachée du monde et, au monde, un raccourci de l’histoire de la terre-là.
Pierres de rêves – Fragiles bandelettes de papier tordues et noyées dans la résine, elles semblent contenir en réduction les effets de la puissance tectonique et de la transformation au fil du temps. En effet, leur aspect de bois silicifiés (bois ensevelis dans des sols dont les eaux riches en silice ont lentement transformé en l’oxydant l’âme d’origine organique) leur confère un double statut, à la fois interface entre végétal et minéral, et entre naturel et artistique. Présentées à la verticale, elles établissent une nouvelle relation entre naturel et culturel.
La dépouille renvoie pour sa part à l’enveloppe, à l’épiderme, à la surface. Elle peut être l’image désincarnée qui signifie la mort (une fois l’âme rendue) comme celle que tient St Barthélemy dans le Jugement Dernier peint par Michel Ange pour la Chapelle Sixtine. Point d’autoportrait de l’artiste derrière ces amoncellements d’ammonites. Juste une empreinte, une trace de la trace d’un vivant révolu, enseveli puis mis en lumière et qui renaît à fleur de peau.
Etrange voyage que celui que nous propose Jean ARNAUD.
Passage entre profondeur et surface, entre fragilité et intemporalité ou encore entre apparence et transposition.
Rhizomes
Pierres de rêves
Dépouilles
Trois manifestations ambiguës qui dialectisent la double référence au minéral et au vivant.
Trois actions minimales départies de la recherche de tout effet.
Trois manières d’engager le spectateur dans un parcours dans le temps, sur le temps, celui de la genèse de la terre, mais surtout celui de l’intervention de l’homme – artiste qui agit en révélateur et en médiateur.
Michel Motré, février 2001
Le temps mis en espace, François Marchal, 2001
Dans son travail et ses recherches de plasticien, Jean Arnaud s’intéresse particulièrement à la notion de superposition, de stratification, de surimposition dans les œuvres du XXème siècle et à la façon dont ces procédés permettent de marquer le temps, ou au contraire de l’abolir, en le compressant ou en le dilatant. Comment ne pas y voir immédiatement le principe fondamental de la stratigraphie, branche de la géologie qui étudie la succession des couches sédimentaires. Celles-ci s’empilent les unes sur les autres au cours des temps géologiques, d’où le principe fondamental de la stratigraphie, qui stipule logiquement que ce qui est plus ancien est au dessous de ce qui est plus récent. Les géologues retracent ainsi l’histoire de notre planète en élucidant la succession des couches soit à la lecture des roches qui affleurent dans le paysage, soit grâce à des carottes. Forées verticalement à travers un mille-feuille de sédiments, elles permettent une lecture directe du temps, de bas en haut. C’est précisément des fragments de carottes que Jean Arnaud a utilisé pour ses Rhizomes. Ici, horizontales et avec des bifurcations, elles rompent la (géo)logique de lecture du temps. De plus, des intrusions aberrantes rappellent, au géologue en tout cas, que la lecture du temps stratigraphique est pleine de pièges, exceptions nombreuses au principe de stratigraphie. Car la Terre est vivante, mouvante, parfois violente. Les couches se plissent et se retournent. Les magmas en fusion montent en surface et s’immiscent entre les roches déjà présentes. Des immenses ensembles, formant aujourd’hui des montagnes, glissent et se déplacent en nappes de charriages, comme celle de l’Autapie, recouvrant les terrains sous-jacents en laissant parfois des zones libres, des “ fenêtres ”, comme celle de Barcelonnette. Ces recouvrements, ces télescopages, ces changements abruptes que l’on peut alors voir dans la nature, et qui permettent la mise en évidence de ces phénomènes nombreux et complexes, sont partout présents aussi bien dans les Dépouilles que dans les Pierres de rêves où des éléments de couleurs ou de textures différentes se côtoient ou se chevauchent. Plus encore, les Pierres de rêves associent en un même ensemble l’aspect stratifié et les télescopages de matières, la règle aussi bien que l’une de ses exceptions. Quant aux Dépouilles, elles sont réalisées à partir des négatifs en élastomère réalisés lors du moulage de la dalle aux ammonites. Cette dalle est une surface, soit dans la logique stratigraphique, un instantané. Une carotte la couperait en un plan. L’élastomère ne sert qu’à prendre le moule, en négatif, pour en tirer ensuite le véritable moulage, positif. Il est ensuite laissé à l’écart, éphémère image d’une image elle-même instantanée. Le temps est ainsi partout présent dans cet Entretemps. Imagé, malmené, déformé, symbolisé, figé, pétrifié. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les convergences, conscientes ou non, entre l’œuvre de Jean Arnaud et la géologie ou la paléontologie. Mais je n’ai plus de temps. Enfin, de place…
François Marchal
L’invention du monde, Jacques Barbéri, 2001
Prime Time
Prime Time // Passage de l’art, Marseille // 1996
Cette exposition se constitue à partir de l’enregistrement vidéo des programmes proposés par la télévision française entre 20h30 et minuit le 14 février 1996, en zappant d’un canal à l’autre.
La vidéo est présentée en boucle et elle est prétexte à l’écriture d’un synopsis fantaisiste qui détermine les différents tableaux présentés dans l’exposition
(voir le scénario en bas de page)
-Suite 1 (à droite sur la photo ci-dessus): 16 images ont été prélevées au hasard dans la vidéo, puis reportées sur 16 petites toiles de format 5P et transformées en peintures avec du médium acrylique.Dans chaque tableau, une forme est détourée arbitrairement,et son isolement indiciel la fait passer pour un des 16 éléments signifiants d’une phrase codée. Mais cette signification est faussement mystérieuse. Cet encodage absurde de pictogrammes s’amuse avec les théories du complot et avec les croyances en des sens cachés, à la mode dans les sociétés contemporaines surmédiatisées et friandes d’ésotérismes simplificateurs.
Ni récit cohérent ni symbolique des signes dans cette Suite 1; mais le titre de chacun des tableaux évoque en revanche des genres picturaux traditionnels (le nu, le paysage, la marine, la scène de genre, etc.), ou bien il se réfère à l’histoire de l’art récent (Warhol, etc.). La manipulation se situe en fait dans le titre imposé aux tableaux et dans l’isolement des images de leur contexte.
-Les Suites 2 et 3 jouent sur le brouillage et l’effacement des 16 images présentées dans la Suite 1, dans des petits tableaux réalisés avec des voilages de tissu translucide. Les 16 tableaux ressemblent à une image télévisuelle parasitée dont la luminosité vient maintenant de l’extérieur de l’écran. Chaque tableau présente une hypothétique relation entre forme abstraite et figure signifiante.
-Sur le même principe, Archéologie 1 met en scène les 16 formes devenues abstraites, rassemblées en un palimpseste de plomb dont la signification est perdue.
–Télégénie 1 nous entraîne enfin sur une hypothèse figurative liées à une nouvelle mise en scène des 16 formes abstraites. Ce tableau en 16 parties donne en effet une signification possible aux formes rassemblées en les identifiant à des fragments d’une figure d’éléphant reconstituée sur ce mur d’images en plomb. Cette fausse chute travaille sur l’illusion médiatique et sur les significations temporaires de l’image.
Pourquoi pas un éléphant?…
156 Haikus
156 Haïkus // Grands Bains Douches de la Plaine, Marseille // 1996
Installation vidéo, 156 galets de rivière et moniteur vidéo
Les Saisons – 156 Microzones
Poulpes, seiches, et calmars
Jean Arnaud et Vladimir Biaggi // Poulpes, seiches, et calmars –
Mythes et Gastronomie
Éditions Jeanne Laffitte, 1995 / 15x21cm, 192 pages
Cet ouvrage est une véritable invitation au voyage marin, dans le sillage des poulpes, seiches et calamars, que la science nomme céphalopodes. Des siècles durant, ces animaux étonnants par l’aspect, la couleur ou l’intelligence, ont offert, bien malgré eux, leurs corps au mythe, à la légende, à la rumeur parfois Ils sont également présents, avec puissance et séduction, dans tous les arts : peinture et sculpture, poésie et roman, cinéma et bandes dessinées. Monstrueux dans l’image romantique (avec Hugo ou Verne), sensuels et même érotiques dans la culture japonaise, ou malicieux dans les représentations antiques, leur image continue de fasciner les hommes. Au terme de cette étonnante plongée (richement illustrée de documents souvent originaux) dans la mer, le temps et les rêves, vous éprouverez peut-être le désir d’exercer vos talents sur l’une des nombreuses recettes proposées à votre curiosité et à votre gourmandise, par les cuisines parfumées des rivages proches et lointains.
Quelle heure est-il à l’infini ?
Quelle heure est-il à l’infini ?
Texte de présentation des œuvres de Dominique Castell, décembre 2004
“Un moment sur place, un moment du commencement du déplacement de soi, un moment remue de fond en comble, découvrant un moment noir” Henri Michaux
Dans ses œuvres récentes, Dominique Castell représente différents lieux (paysages, chambres, bordures d’un chemin, …) en d’étranges épures ; elle considère le dessin et la photographie comme outils graphiques équivalents, et passe d’une technique à l’autre. Lorsqu’elle dessine, son trait entrelacé marque le temps de faire une image comme on prend le temps de faire une promenade dans la nature ou de faire une sieste, et parallèlement, elle photographie les mêmes lieux pour capturer un peu de leur durée. Dans une seconde phase, l’artiste construit des fictions en juxtaposant ou en superposant ses dessins et ses photographies. Elle cherche la limite d’intelligibilité de ses lieux et de ses figures, entre transparence et opacité, et franchit parfois cette frontière ; certaines de ses images deviennent alors de pures compositions lumineuses déterritorialisées. Il faut tenter de comprendre les enjeux et les modalités de cette triple expérience de l’image, du lieu et de la matière ainsi proposée par Dominique Castell, qui fait douter de la fiabilité du regard comme de l’apparence des choses.
– Bloc-notes et entrelacs
Le Bloc-notes correspond à un dessin linéaire en perpétuelle évolution qui se décline sur des feuillets transparents ; certains d’entre eux sont remplis de vide à la manière chinoise, et d’autres sont saturés de grifonnages agités. Cette suite nombreuse résulte d’une activité de plein-air régulière ; l’artiste cerne progressivement et piège finalement la vue horizontale dans un écheveau graphique plus ou moins dense, selon un geste qui semble ininterrompu. Le trait accompagne le dévalement du temps : la figure émerge de l’entrelacs, et chaque esquisse bascule du gribouillis chaotique à la profondeur d’un paysage organisé. Dominique Castell débobine et rembobine l’image, comme Pénélope tisse sans fin son ouvrage. Tous les feuillets accumulés constituent le Bloc-notes, dont la translucidité crée paradoxalement un désordre spatio-temporel entre juxtaposition et stratification. Si l’extension des dessins domine (au sol ou au mur), le paysage s’aère, s’amplifie et se dilate à la manière des panoramas du XIXesiècle, ne connaissant comme limite que celle du lieu de présentation lui-même ; au contraire, si l’empilement est strict, jusqu’à former un parallélépipède d’images, le temps se densifie comme dans un terrain organisé par ses strates. L’entrelacs graphique s’épaissit très vite, l’hypermnésie crée l’oubli, le temps piétine dans l’image mentale. La nuit advient alors dans le paysage par ces surexpositions excessives ; ne subsistent dans la pénombre, entre chien et loup, que des images résiduelles.
Dans son Bloc-notes, Dominique Castell produit de l’inextricable selon une procédure qui tient pourtant de la taxinomie et de l’éphéméride ; elle crée un désordre à partir de paysages ordonnés, et provoque l’affolement de la vue par des mouvements indéterminés, centrifuges et centripètes, d’un dessin à l’autre. L’artiste met ainsi en rythme ce qu’elle nomme des tapis vibratiles ; ses compositions géologiques, aléatoires et proliférantes, forment une sorte de réseau sanguin (le trait du crayon, la veine du marbre), qui confère à la dure minéralité des paysages représentés (montagnes, calanques, plages) quelque chose d’un derme plus doux, quelque chose d’une intelligence liquide (l’étendue de la mer, le bloc mouvant de la mémoire, l’infini en action).
– Dehors : Minuit et Midi plein à Lava
Déjà dans la série des Moments très épais (2003), la vue horizontale du paysage, ouverte sur l’infini par le fond, s’opacifie par le jeu de la surimpression, jusqu’à redresser la scène à la verticale, parallèle au support, vers l’écran noir (le moment noir). À force d’empiler et de replier le paysage naturaliste sur lui-même, Dominique Castell confond Grund et Abgrund ; elle fait douter du proche et du lointain, de la nature même du fond, entre effet de rideau et perte de vue. “Quelle heure est-il ? Il est midi plein”, aime répéter l’artiste, qui bloque le processus de stratification au seuil de l’illisibilité, et crée ainsi la nuit en plein jour. Devant ces images noircies de lumière, le regard est forcé à une frontière entre apparence, apparition et disparition, au point incertain où la figure est encore ou déjà présente. Personnages et chiens, à peine perceptibles, se devinent au bord mystérieux, hugolien, du crépuscule ; les silhouettes, bien que simplement photographiées en contre-jour, sont captives de cet entre-images dans un milieu diaphane épaissi, dans lequel l’air semble devenir solide.
La série Midi plein à Lava (2004) prolonge cette expérience qui consiste à faire travailler ensemble l’éblouissement causé par une lumière violente qui plombe et irradie le paysage, et l’obscurcissement progressif causé par la surimpression. La plupart des photographes ne prennent pas d’images en lumière verticale intense, car face au soleil aveuglant, les formes perdent la clarté de leur contour et le contraste de leur modelé ; mais par la superposition, Dominique Castell recrée l’ombre, et une lumière déréalisée met en scène les couleurs atténuées, dans la pénombre d’un champ visuel artificiel. Elle rappelle ainsi métaphoriquement que la lumière zénithale ne correspond pas seulement à l’accomplissement apollinien, mais que son intensité brûlante peut provoquer la chute d’Icare dans les profondeurs obscures de la mer. Midi plein à Lava révèle également la limite du diaphane, “qui n’est pas une opacité nocturne ou aveugle, écrit Anca Vasiliu, mais bien la couleur, c’est-à-dire une altérité du diaphane, définissant l’intermédiaire par le détour de sa périphérie, de son éloignement d’un centre où brille la lumière insoutenable”. Ces photographies ambivalentes figurent l’ossification du paysage lui-même, par réminiscences et pertes successives. La lumière éclatante se frotte à l’obscurité, et l’artiste nous confronte ainsi tout autant au Minuit mallarméen (lieu de tous les possibles comme de tous les naufrages) qu’au partage de midi. Dans ces fictions paysagères, Dominique Castell propose au spectateur une perception intuitive de la matière-durée, et crée de véritables précipités lumineux qui conjuguent la fulgurance du midi plein à une nécessité de connaissance du monde par les gouffres.
– Dehors, quelle heure est-il ? Broussailles incandescentes
Lorsqu’on regarde l’enchevêtrement graphique du Bloc-notes, on comprend aussitôt pourquoi l’artiste photographie des Broussailles (2004), tant ces buissons de bord du chemin, brûlés par le soleil ou par les incendies, produisent naturellement ce qu’elle reproduit dans ses dessins broussailleux pour donner corps aux paysages. Dominique Castell s’intéresse ici au point de vue plongeant du marcheur dont le regard oscille de part et d’autre du chemin entre sol et horizon ; ces photos sont réalisées selon un angle et une focale intermédiaires, réglés entre le proche et le lointain. Dans ces Broussailles, la profondeur du ciel est marginalisée ou supprimée, remplacée, avec ou sans surimpression, par celle du corps et de ses plis. Plus d’horizon régulateur d’infini ; juste le chaos graphique rythmé de clair et de sombre. Le trait fouille la matière plutôt qu’il n’identifie les contours de la figure, et le paysage semble prendre du poil comme un animal vu de près ; ces images scrutent le local et ne cherchent plus la géométrie globale de la veduta. L’artiste prolonge ainsi l’expérience de Cézanne face à la montagne Sainte-Victoire, qui “parlait de la nécessité de ne plus voir le champ de blé, d’en être trop proche, se perdre, sans repère, en espace lisse, comme l’écrivent G. Deleuze et F. Guattari. Alors le striage peut naître ensuite : le dessin, les strates, la terre, la « têtue géométrie », la « mesure du monde », les « assises géologiques », « tout tombe d’aplomb »”.
Les Broussailles de Dominique Castell concilient tactilité et optique de la vision pour produire une forme d’inextricable qui n’est pas sans rappeler les entrelacs graphiques de Pollock, mais produits à partir d’images du bas-côté, de motifs marginaux calcinés, dont l’aspect scintillant résulte d’une brûlure du vivant. L’artiste montre un maquis de ronces et d’immortelles à la fois dur et doux, impénétrable et accueillant, fourmillant et crépitant, dans lequel la lumière implacable du midi plein crée un mouvement hallucinatoire (un effet de la chaleur intense ?). Les Broussailles, sortes de buissons ardents profanes, présentent l’insolation et l’embrasement comme métaphore d’un désir de nature. C’est sur de telles bases que l’artiste présente ces photographies d’un désordre irrésolu du monde comme “des murailles d’insoumission” qui déterminent “des moments d’extases brûlantes”.
– Dehors/dedans : la peau, la caverne, l’Écran total
Le mur des Broussailles laisse déborder en haut de l’image le fond sans limite (le ciel—Abgrund) derrière l’écran fibreux (Grund), mais le dernier ensemble de photographies réalisées par Dominique Castell présente un espace dans lequel on ne sait plus repérer ce qui fait fond et ce qui fait figure. Chaque Écran total (2004) est réalisé en photographiant le paysage extérieur de l’intérieur d’une chambre, en contre-jour à travers des persiennes. Ce que l’on prend au départ pour une constellation lointaine ou pour un immeuble dans la nuit se révèle être strictement son inverse. La surface noire n’est pas le fond mais au contraire le premier plan, et les petites taches de lumière ne sont pas produites par des ampoules mais par le soleil. Les lames du volet filtrent la forte lumière d’une mi-journée d’été comme un poncif, sans aucun artifice de surimpression. Il n’est pas minuit, il est midi plein. Le spectateur se projette mentalement à l’intérieur d’une camera oscura matricielle, percée de multiples sténopés (petits trous ou petits yeux), susceptibles de démultiplier l’image confisquée du paysage, à l’envers, sur le mur derrière lui ou sur sa propre peau. Cette illustration moderne du mythe platonicien de la caverne est présentée par l’artiste comme un dialogue entre le dehors et le dedans ; l’écran est ici une interface entre le jour et la nuit, entre l’éblouissement du monde réel et l’obscurité de l’image, incapable de montrer la vérité —l’essence— des choses. Chaque tache de lumière est en effet dédoublée à cause de la vitre des fenêtres fermées qui diffracte les rayons ; ne restent perceptibles que des grains colorés qui ne parviennent plus à définir l’image dans ses détails, et qui restent suspendus dans un espace réversible, sans loi. Ces sortes de pixels piquent la surface comme des étoiles floues, et Dominique Castell propose ses photos, à perte de vue, comme des métaphores de la vision —au sens physiologique, haptique—, entre occultation et aveuglement.
Le titre Écran total joue sur les mots. Les persiennes cachent le paysage autant qu’elles privent le spectateur, à la place du photographe, de lumière ; mais elles se comportent simultanément comme une seconde peau protectrice, dont le grain est lumineux. Lors de la prise de vue, cet écran protège le corps de la chaleur intense de midi, et Dominique Castell présente dans cette série de chambres une synthèse de ses travaux précédents : le paysage-corps photographique est ici retourné vers le spectateur comme un dessin fragmentaire, qui a perdu son sens et qu’il faut réinventer. Le schéma à géométrie variable de l’Écran total pourrait à nouveau s’organiser en points puis en lignes qui dessineraient une figure intelligible comme un poncif, comme une toile de Seurat, ou encore comme un écran numérique. Pour l’heure, à midi plein, on se contentera de perdre la vue claire des choses et de percevoir le monde sous un angle flou, broussailles contre ciel.
Entrelacs et ruses de la pieuvre
« Entrelacs et ruses de la pieuvre, d’Alain Séchas à Jeff Wall”
in Animaux d’artistes – Figures de l’art n°8 (dir. Bernard Lafargue), Publications de l’Université de Pau, 2004 (p.341-362)
Par son apparence informe, mi-liquide et mi-solide, la pieuvre inquiète et séduit. C’est une figure originelle et eschatologique qui porte en elle la lumière et l’encre. Depuis la Grèce antique, les peintres ont mis en valeur les sinuosités décoratives du céphalopode. Aujourd’hui, des artistes aussi différents que Jeff Wall et Alain Séchas en font un emblème stratégique d’une résistance impure et féconde aux modèles socioculturels établis. La présence du poulpe va de pair avec un questionnement esthétique fondé sur les inquiétudes d’un homme exposé à des mutations de tous ordres.
Caramba ! Encore raté !
« Caramba ! Encore raté ! – La peinture de Gilles Muller, entre morale et iconoclasme »
Texte de présentation pour l’exposition Gilles Muller, galerie On dirait la mer, Marseille, sept. 2005
Gilles Muller le dessinateur croque tout ce qui passe à portée de crayon, réalise lors de ses voyages des carnets abondamment annotés, et son regard aiguisé le conduit volontiers à pratiquer l’art difficile de la caricature. Mais Gilles Muller le peintre a réalisé en 2005 une série de tableaux, regroupés sous le titre Rayures et figures, dans lesquels il confronte le dessin d’après des documents variés (photographies, schémas, pictogrammes, illustrations, etc) à l’histoire de la peinture moderne. Les supports sont souvent des toiles de store déjà zébrées de couleurs vives, ou des toiles blanches sur lesquelles l’artiste peint des rayures à l’acrylique ; toutes ces bandes, plus ou moins régulières et larges, interfèrent avec les figures reportées par l’artiste, et ces tableaux ressemblent à des écrans de télévision déréglés.
Certaines peintures comme Fluidité et vision, La morale par l’exemple ou Fluides et humeurs, paraissent abstraites au premier regard, et jouent de manière ambiguë avec cette rythmique visuelle linéaire. La raideur des rayures ready-made et peintes est pervertie par les coulures aléatoires, qui perturbent la rigueur industrielle des bandes colorées en cheminant sur la toile comme des ruisseaux. “L’utilisation de la coulure est pour moi un antidote, explique le peintre. Je me sentais piégé par tant de gestes d’école, de rapport figés à l’outil ; ainsi la goutte libre, poussée par la pesanteur, m’apparaît-elle comme le geste le plus neutre et anonyme qui soit, un état zéro de l’acte de peindre qui renforce la planéité”. Sur de telles bases, Gilles Muller interroge simultanément le modèle pictural (la question du style) et le modèle à représenter (la question de la figure). A la vanité d’un geste ou d’une attitude singulière, l’artiste oppose le dialogue visuel entre des modèles variés, et il entrelace des figures de style. Le couplage coulure / rayure lui permet ainsi d’affirmer simultanément le plan pictural selon plusieurs approches radicalement différentes (entre géométrie abstraite et lyrisme, entre Minimalisme et Expressionnisme, entre figuration et abstraction).
Dans Fluides et humeurs, le peintre incruste localement des schémas, des fragments textuels et des pictogrammes sur le fond rouge. Il pollue l’espace de contemplation abstrait. A la fluidité de la ligne vient se superposer une sorte de chuchotement narratif. De près, le spectateur peut lire des recommandations hygiénistes (“Faîtes au moins une lieue par jour”, “Où le soleil n’entre jamais, le médecin entre souvent”, “Air confiné, air vicié”), et il perçoit des pictogrammes de Jean Widmer qui signale les zones de loisir sur les autoroutes. Guidé par des repères sémantiques précis, le spectateur est ainsi confronté à une fausse abstraction qui devient paysage, jeu de piste, jeu de société, conte moral ou parcours obligé. Il hésite entre épreuve sensorielle d’une fluidité picturale et lecture d’un panneau signalétique. En plein milieu du tableau sont inscrits les noms d’organes “estomac foie cœur reins cerveau” ; le rouge devient celui du sang, et l’on passe du corps de la peinture pure aux humeurs du corps, d’un idéal pictural abstrait à l’hygiénisme, de la froideur géométrique à la palpitation organique. Par le jeu de la signalétique autoroutière, on passe également de la vitesse des rayures à celle des voitures… Tout se dédouble ; la peinture de Gilles Muller est mouvement.
Les fictions construites par l’artiste demandent au spectateur de mesurer le grand écart entre désir de pureté ou de liberté d’une part, et soumission à l’ordre ou à la règle d’autre part. Dans ces métaphores picturales d’une société balisée de tous côtés par des signaux et des injonctions, l’artiste pratique l’ironie et la “dérision respectueuse”, selon les termes de Pierre Alechinsky. Ses tableaux, plus ou moins narratifs, hésitent toujours entre leçon de morale du professeur et iconoclasme féroce d’un poète anarchiste. Présentés comme modèles récurrents, les motifs célèbres, les schémas anatomiques, les photographies emblématiques d’artistes stars, les dessins de héros de bandes dessinées et les recommandations textuelles sont triturés, et ils sont placés dans des situations précaires, à la fois célébrés et démythifiés. Les figures-étalon et les maximes sont lisibles, mais évanescentes, altérées par la matière colorée, parasitées par les rayures-coulures, dégoulinantes de dorure, partiellement effacées ou mises à distance par une échelle trop réduite, etc. Ainsi, la boîte de soupe Campbell d’Andy Warhol voisine avec un vieux jerrican sans grade ; Joseph Beuys, le maître qui explique symboliquement la peinture à un lièvre mort, est placé sous un déluge d’or qui le glorifie autant qu’il le détruit (Portrait de Joseph B., dorure extra fine). Les Enfants en chaussettes attaqués par une boîte se défendent contre l’agression d’une icône du XXe siècle ; la boîte Campbell, déchirée et amochée par le garçon —figure allégorique du peintre-héros lui-même—, a déjà contaminé leurs chaussettes et la casquette par des aplats considérés comme symptômes d’une maladie contagieuse. Le poids du modèle stylistique est contesté par Gilles Muller, mais l’image du vaillant garçon n’exprime pourtant pas la liberté et le renouveau ; le motif des deux enfants est en effet copié d’après une planche cartonnée qui illustre les vertus du courage, autrefois destinée à être accrochée dans la classe pour la leçon de morale.
Entre réminiscences issues d’un musée imaginaire personnel et interrogation du statut du modèle, le monde quelque peu nostalgique de Gilles Muller n’est pas sans rappeler ceux de Jean Le Gac ou d’Alain Séchas ; mais dans la plupart de ses tableaux, l’élève peintre virtuose semble s’échiner à salir et à raturer sa copie, ou à ne pas vouloir finir son travail afin d’obtenir une mauvaise note valorisante. Ainsi, dans Cinétique, le trait maîtrisé définit clairement l’apparence d’une belle 4 CV Renault des années 1960, mais le dessin s’efface sous l’action incontrôlée de traits-coulures qui tombent dru. Dans le triptyque intitulé Tableau effacé, des grands coups de brosse recouvrent de peinture noire les motifs et les textes. Le peintre suggère ainsi qu’un tableau abstrait réussi pourrait n’être qu’un tableau figuratif brouillé. Les peintures de Gilles Muller se nourrissent en permanence de ce type d’oxymores, et ils affichent côte à côte l’excellence et le ratage. L’artiste cultive une forme d’idiotie militante — celle de celui qui sait faire et trouve vain de le montrer plutôt que celle du bouffon incohérent. Ainsi, la modernité correspond pour lui “avec l’invention d’un rire, et ce dernier s’impose encore aujourd’hui comme la forme la plus aboutie d’un art jouissif et subversif, en butte aux prédications morales des conservatismes comme aux dogmatismes des avant-gardismes”, comme l’écrit Yves Jouannais.
L’artiste est un admirateur d’Hergé, et il pourrait reprendre à son compte une expression célèbre du lanceur de couteaux Ramon dans l’Oreille cassée. “Caramba ! Encore raté !” Mais ces ratages sont très réussis, et Muller établit de la sorte un mouvement constant entre moralité de la figuration picturale (la validité du modèle, son exemplarité, sa valeur de classique) et iconoclasme de la dé-figuration. En ce sens, le titre de la série, Rayures et figures, doit être considéré dans les deux sens : il s’agit de rayer la figure aussi bien que de figurer la rayure. Ces tableaux sont affiliés aux Transparences de Francis Picabia aussi bien qu’aux tableaux d’histoire de Sigmar Polke et au nomadisme de Martin Kippenberger. Dans la peinture de Gilles Muller, l’image emblématique et le symbole sont saisis à la fois comme modèle et comme objet auquel il faudrait régler son compte pour pouvoir passer à autre chose. A l’ère d’Internet et de la surconsommation, l’artiste accumule les résidus mnésiques dans ses images puissantes pour leur redonner du temps ; il décompose ses modèles favoris en pièces détachées, en anatomiste qu’il est, afin de les réactiver entre répétition et disparition.
Toucher pour voir
« Toucher pour voir – Contact et durée dans les œuvres photographiques de Michael Snow »
in Histoire et esthétique du contact dans l’art contemporain, dir. Sylvie Coëllier, Publications de l’Université de Provence, 2005 (p.211-228)
Le contact visuel avec une photographie s’accompagne de l’épreuve tactile de son support, et Michael Snow interroge sans cesse les relations entre les choses et leur représentation. Dans la plupart de ses œuvres, il affirme la matérialité de l’image en installant celle-ci dans l’espace de la sculpture, et sa démarche consiste globalement à réfléchir sur les modalités de sa réception par le spectateur, en fonction des médiums et des subjectiles utilisés. Il cherche à mettre en évidence les transformations qui interviennent entre le sujet et sa représentation.
Bien qu’il travaille dans chaque médium avec une certaine « pureté », une certaine intégrité, Snow exploite l’entre-images par la transparence sur des supports variés. Usant de subterfuges, il n’utilise pas seulement la dimension haptique de la vision, car ses œuvres se situent dans un entre-deux du regard et du toucher. Ce double contact est fondé sur la transparence d’écrans, sur une conception sédimentaire de la durée et sur divers processus de superpositions.
Touching to see
Touching to see
Parution dans October, no 114, MIT Press Journals, automne 2005 (p.5-16)
La densité du vide
« La densité du vide – Le réel et la fiction dans les œuvres transparentes de Robert Rauschenberg et de Gerhard Richter »
in Les limites de l’œuvre, dir. Michel Guérien, Publications de l’Université de Provence, 2007 (p.141-156)
L’art du XXe siècle, fortement déterminé par la photographie et par divers fantasmes de transparence, a abondamment exploité les possibilités expressives du tableau considéré comme écran-cloison ou comme surface-limite. La parete di vetro, d’abord outil de construction picturale, devient tableau-écran qui propose l’expérience d’un espace diaphane composite.
Exploitant diversement la phénoménologie du reflet, de la translucidité et de l’ombre, Rauschenberg, Pistoletto, Dan Graham, Gerhard Richter, Bertrand Lavier, et plus récemment Cécile Bart ou Laurent Saksik, immergent la représentation dans l’espace de l’architecture, et proposent ainsi au spectateur une expérience fictionnelle de l’espace réel. Depuis les années 1960, les liens anciens entre plan imaginaire et écran translucide accompagnent les conceptions matérialistes de l’image vers une nouvelle définition du tableau de l’après-modernité : il s’agit d’interroger les limites mouvantes du tableau-cloison, qui déterminent aujourd’hui la place du spectateur entre l’image et l’architecture.
Stratégies de la pieuvre
Stratégies de la pieuvre
Texte de la conférence prononcée le 04/05/2007 à L’Alcazar, Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale de Marseille, organisée par l’association Pythéas et Alexandre (avec Vladimir Biaggi)
Par son apparence informe, mi liquide et mi solide, la pieuvre inquiète et séduit. C’est une figure originelle et eschatologique qui porte en elle la lumière et l’encre. Depuis la Grèce antique, les peintres ont mis en valeur les sinuosités décoratives du céphalopode. La pieuvre, oxymore vivant aux mille déguisements, génère des sensations contradictoires. Elle représente autant la faiblesse (molle, fuyante) que la force (ses huit bras puissants l’associe chez les anciens Grecs au Géant Briarée-aux-cent-bras, « le fort ») ; le poulpe incarne la beauté ou la laideur, et il figure le masculin tentaculaire comme la bouche obscure féminine …
Les artistes ont pris plaisir à rendre son comportement aussi bien que son apparence, et nous analyserons sa construction mythique aussi paradoxale que l’animal lui-même. Puis, à partir de deux œuvres de Jeff Wall (An Octopus, photographie réalisée en 1990), et d’Alain Séchas (La pieuvre, installation de 1990), nous analyserons comment les artistes exploitent aujourd’hui dans son ambiguïté cette figure rhétorique de la résistance et de la transformation.
– Le poulpe, animal familier et décoratif : monde gréco-romain, Japon et héritage XXe.
Dans l’ancienne civilisation créto-mycénienne, le poulpe familier est protecteur et redoutable, au combat comme dans les affaires ; la présence de cette inquiétante figure de poupre constitue un signe favorable. Au Japon, il est populaire, souvent maladroit au point de provoquer des catastrophes, et sa représentation fréquemment humanisée (bonze au crâne lisse ou homme du peuple au foulard noué autour de la tête) incarne aussi bien la sagesse et la longévité que des comportements triviaux parfois jusqu’à l’excès (gaieté, ivresse, paresse, timidité, idiotie, luxure, voracité, farce, malhonnêteté, … Voir Roger Caillois, La pieuvre – Essai sur la logique de l’imaginaire, Paris, La table ronde, 1973).
Cette image du poulpe perdure ; les artistes aiment figurer l’ondulation marine de ce décor vivant, ses sinuosités anarchiques et la présence de son regard énigmatique.
Dans l’art moderne, son motif d’arabesque nourrit de nombreuses estampes de Hokusaï, d’Utagawa et d’Utamaro ; ses courbes construisent aussi bien la surface d’œuvres de Gustav Klimt, de Max Ernst et de Raoul Dufy que celle d’une Nature morte aux deux poulpes et aux deux seiches peinte par Picasso (1946).
Plus récemment, Tony Cragg conçoit des sculptures dominées par un biomorphisme aléatoire —Formes primitives (Early forms, 1993), et il dessine parallèlement des pieuvres dynamiques, en donnant libre cours à des gestes graphiques enchevêtrés ; ces dessins s’inscrivent dans une stratégie d’émancipation générale de la forme dans ses sculptures. Ainsi, de nombreux artistes maintiennent cette tradition graphique de l’entrelacs labyrinthique, déjà présente dans le Codex Atlanticus de Léonard et dans les formes de nombreux rinceaux ornementaux, à travers la figure sinueuse de la pieuvre.
-Le poulpe maître des liens (Jean-Pierre Vernant).
Le poulpe ondoyant fascine par sa force molle et sa beauté changeante, mais il n’est pas plus clair en ses contours que dans son comportement. Ce stratège séduisant et repoussant l’instant d’après, à l’image de Thétis et de Protée, suscite donc parallèlement un rejet dans les contrées où il est mal connu.
Thétis est associée à la seiche aux belles boucles ; elle seule connaît le blanc (sa chair) et le noir (son encre). Thétis tente d’échapper à Pélée en se transformant sans cesse (feu, eau, lion, serpent,…), mais celui-ci parvient à la maîtriser en s’accrochant à elle, même lorsqu’elle devient une énorme seiche qui crache de l’encre. Bien que brûlé, étouffé, et couvert de sépia, Pélée tient bon et Thétis cède ; de leur étreinte naît Achille. Des danses rituelles de fertilité fontt intervenir des prêtresses-seiches (voir Robert Graves, Les mythes grecs, Fayard, 1967, pp. 289-294). Le chiffre 8 (nombre de bras) est associé à la fertilité dans les mythologies méditerranéennes, et l’on retrouve la seiche sur des mégalithes celtes à Carnac et ailleurs en Bretagne. La seiche est également comparée à la femme par Aristophane à cause de son tempérament et de sa blancheur.
Pour les anciens Minoens, Grecs et Romains, la pieuvre labyrinthique incarne l’agilité, la prudence avisée et l’intelligence de la ruse (mètis). Aristote, Plutarque, Ovide, Théognis, Oppien, Pline l’ancien, … vantent ses qualités tactiques et soulignent tous que “le poulpe est un nœud de mille bras, un réseau vivant d’entrelacs, un polyplokos,. C’est la même épithète qui qualifie le serpent, ses spires, ses replis ; le labyrinthe, ses dédales, son enchevêtrement de salles et de couloirs”, comme le résument Detienne et Vernant.
Comme le renard, le poulpe est un être du pli et des stratégies obliques ; il définit un type de comportement fondé sur une polytropie, sur “le mouvement permanent de celui qui découvre toujours un visage différent” (il se distingue en cela du caméléon, dont le mimétisme est passif). Sa capacité à créer des leurres pour se sortir de situations délicates ou pour capturer ses proies, associe l’animal rhétorique au masque et à la politique ; son alter ego humain le plus célèbre est l’ingénieux Ulysse, mais Gabriel Lecouvreur (alias Le poulpe) est aujourd’hui son lointain successeur dans la série policière initiée par Jean-Bernard Pouy. “On ne triomphe d’un polymètis que si l’on a fait preuve de plus de mètis que lui. Ménélas ne s’empare de Protée, dieu polymorphe, qu’en recourant à l’embuscade et au déguisement. Héraklès ne l’emporte sur Péryclymène, guerrier insaisissable, aux mille formes, qu’avec l’aide d’Athéna et de toute sa mètis”.
-De l’aube au crépuscule – La pieuvre catastrophique
Jetant son encre vers les cieux,
Suçant le sang de ce qu’il aime
Et le trouvant délicieux,
Ce monstre inhumain, c’est moi-même.
Guillaume Apollinaire
La mauvaise réputation de la pieuvre s’établit essentiellement dans le monde judéo-chrétien, sur un retournement de la mètis qu’elle incarne pour la plupart des peuples de la mer, et se fige dans l’imaginaire romantique au XIXe siècle. Elle reste un animal rhétorique, mais les philosophes occidentaux ont refoulé dans l’ombre, dès le Ve siècle, cette forme d’intelligence de la ruse. Multiple et polymorphe, cette pensée “s’appliquait à des réalités mouvantes qui ne se prêtent ni à la mesure précise ni au raisonnement rigoureux, soulignent Detienne et Vernant. (…) Au nom d’une métaphysique de l’être et de l’immuable, le savoir conjectural et la connaissance oblique des habiles et des prudents furent rejetés du côté du non-savoir”. Sous ce nouvel angle, la pieuvre chaotique (tête-pieds molle amputée du tronc) est perçue comme étrangère en plus d’être inquiétante ; le polymètis protéiforme devient créature difforme, informe ou aforme, c’est selon, pour instruire son image d’animal anomal et infernal. En laissant croire qu’elle est minérale, ou étalée comme une loque à l’étal du poissonnier, la pieuvre passe pour une espèce hors-Genèse, pour un de ces improbables êtres diluviens déjà décrit par Ovide, que “la terre d’elle-même (…) enfanta, (…) incomplets et dépourvus de leurs organes essentiels ; et, dans le même corps, souvent une moitié est vivante et l’autre moitié n’est qu’informe limon”.
Dans cette perspective, la pieuvre représente le Diable lui-même ; elle est la figure allégorique, masculine ou féminine, de tous les péchés capitaux, de la traîtrise, et finalement de la destruction et de la mort. Si le poulpe concupiscent gravé par Hokusaï en 1814 semble plonger la jeune Awabi dans une extase sexuelle en pleine lumière, la pieuvre décrite par Victor Hugo dans Les travailleurs de la mer (1866) est par contre une “bouche sombre” qui veut absorber Gilliatt, et celle que l’on voit plus récemment dans le film Possession d’Andrezj Zulawski (1981) plonge Isabelle Adjani dans la nuit d’une passion morbide. L’intelligence tentaculaire du poulpe mobile et séducteur se retourne contre lui, et devient celle de la perversion. Le Neptune qui embroche une pieuvre expiatoire avec son harpon, sculpté par Antonio Della Bitta en 1873, et encore visible sur une des deux fontaines de la piazza Navona de Rome, montre clairement ce basculement du mythe gréco-romain vers sa vision romantico-symboliste. Le poulpe est, à partir du XIXe siècle, une chose vivante, le je-ne-sais-quoi décrit par Michelet, la perpétuelle agonie d’une boue primitive en voie de solidification, la mise en échec de toute pensée positiviste.
L’image nocturne de l’animal se construit sur son absence de squelette et de forme déterminée (un sous-corps), et elle se renforce encore à partir du mythe du poulpe colossal, qui est enraciné aussi bien en Méditerranée qu’autour des océans Atlantique (kraken norvégien) et Pacifique. L’être diluvien et préhistorique devient auxiliaire apocalyptique à l’autre extrémité du temps, une figure eschatologique ; en Europe, il rejoint l’Hydre de l’Herne, les Gorgones, Charybde et Scylla dans l’antre des horreurs vivantes. À ce point de coagulation du mythe, la pieuvre accède au panthéon de la peur sans autre modification que de taille, et son caractère protéiforme lui permet de récupérer peu à peu les attributs monstrueux de la chauve-souris vampire, de l’araignée, du poisson torpille, et plus récemment de King Kong ou de Godzilla … La légende du kraken nourrit des ouvrages scientifiques fondateurs comme l’Histoire générale et particulière des mollusques de Denys-Montfort (édition Sonnini de Buffon, 1801), et les Mémoires pour servir à l’histoire et à l’anatomie des céphalopodes de Cuvier (1817). Ce dernier exploite même cette perception du poulpe-anomalie naturelle pour défendre le fixisme contre le transformisme lamarckien (Cuvier voit dans le céphalopode, qui serait inchangé depuis toujours, la confirmation de sa théorie du saut naturel ; issu de rien et ne conduisant nulle part, il contredit l’évolution).
Traités savants et légendes déterminent ensemble trois fictions littéraires (en trois ans) décisives dans la construction mythique contemporaine de l’animal : Les travailleurs de la mer, mais également Les chants de Maldoror (Lautréamont, 1868) et Vingt Mille lieues sous les mers (Jules Verne, 1869). Hugo fournit au fantasme de destruction par engloutissement et à l’angoisse de castration une figure d’autant plus efficace qu’elle s’auto-légitime scientifiquement. “C’est quelque chose comme les ténèbres faites bêtes”, écrit l’auteur, un néant venimeux. Si Gilliatt se bat contre Satan, Lautréamont détermine le contretype de cette représentation, lorsque Maldoror se transforme lui-même en pieuvre colossale et vampirique pour tenter de détruire le Créateur, tenu pour responsable des malheurs du monde. Jules Verne complète cette tératologie : il amplifie la dimension épique de ces combats en conférant à celui du capitaine Nemo, le vengeur de Vingt Mille lieues sous les mers, une dimension spectaculaire. Le poulpe, confondu avec un calmar géant pélagique (Architeuthis), est maintenant un polymètis combattant, un hors-la-loi rebelle.
Cette strate cauchemardesque du mythe s’élabore dans un contexte historique de révoltes et de luttes idéologiques auxquelles la pieuvre est désormais associée ; Hugo, Lautréamont et Verne initient un avatar moderne de l’affrontement de Saint Georges contre le dragon ou de l’ange exterminateur. L’animal devient peu à peu une machine à tuer qui menace l’ordre établi, un faux brave des temps nouveaux bien différencié de l’orque, du requin, du lion et du taureau, attaquants loyaux et courageux (la dent et la corne versus la ventouse et le piège). Les caractères physiques principaux du maître des liens se transforment en armes diverses au service d’un désir toujours plus vicieux d’en finir avec l’ennemi : il devient télépathe et son regard énigmatique hypnotise ou paralyse (non plus pour séduire mais pour voler l’identité) ; ses bras deviennent les fouets, les lanières ou les fusils du tueur et du geôlier, ses qualités mimétiques deviennent sources d’énergie radioactive, … Dans L’attaque de la pieuvre géante (John Eynes, 2000) aussi bien bien que dans Tentacules (Yossi Wein, 2002), l’imaginaire cinématographique entretient toujours ce mythe d’une créature crépusculaire et veule, surgie de l’abîme, qui n’a toujours “aucune explication scientifique”, et dont l’ordre établi ne peut venir à bout qu’à coups d’explosifs. Dans l’imagerie populaire, le poulpe est un dangereux polymètis infernalis et, par métonymie, l’emblème maintenant banal du réseau occulte ou déviant (les pieuvres nazie, soviétique, mafieuse, terroriste, islamiste, … ou le Spectre dans les films avec James Bond).
L’une des illustrations de Neuville pour Vingt Mille lieues sous les mers montre le Nautilus qui traverse un banc de calmars, filant “par millions” et qualifié d’“armée” par l’auteur. Alors que la pieuvre est un être benthique plutôt solitaire, sa confusion récurrente avec le calmar pélagique explique que l’on trouve des bataillons de poulpes dans les récits d’aventures fantastiques et les romans d’anticipation, depuis les ouvrages fondateurs que constituent La guerre des mondes (H.G. Wells, 1898) et Le prisonnier de la planète Mars (Gustave Le Rouge, 1908). À partir de tels ouvrages, la double nature aquatique et terrestre de la pieuvre (elle se déplace sur les rochers plus qu’elle ne nage) lui permet de hanter dorénavant l’espace continental ou extra-terrestre, sous des formes biologiques ou mécaniques variées.
Dans le récent film Matrix Revolutions des frères Wachowski (2003), une armée innombrable de céphalopodes robotisés et volants réactualise le mythe sur la même base mais à l’ère du complot numérique. “Attention messieurs, ces pieuvres sont de véritables saloperies! Soyez prudents!”, lance encore l’un des héros du film luttant contre les machines, maîtresses du monde réel. Notre univers humain est réduit dans cette histoire à un programme créé par la Matrice, sorte de déesse-mère informatique contre laquelle les hommes, programmes virtuels, se révoltent pour retrouver leur identité corporelle. Matrix Revolutions présente notre monde comme une apparition numérique (la vie est un songe ou une illusion, nouvelle version …), et la pieuvre biomécanique en a enfin fini avec l’homme. Le poulpe-labyrinthe est ici à la fois le cancer proliférant et le virus informatique, un diable-réseau des temps modernes capable de rabaisser l’humanité au rang de pure fantasmagorie. L’animal plus que jamais infernal, et finalement vaincu grâce à Néo (un héros-Élu, sorte de prophète-ninja), prend la forme polycentrée d’une pieuvre-rhizome hyperurbaine ; elle est ici la figure allégorique d’un pouvoir toujours absolutiste mais périphérique, virtuel ou parallèle, qui exerce un contrôle social total.
Globalement, cette figure de hors-la-loi fourbe et de soldat multiple au service d’un pouvoir antidémocratique, n’est qu’une amplification outrancière et symétrique de celle, plus ancienne, de l’être rusé familier, mais irrationnel et inquiétant. La représentation contemporaine du poulpe-lien se met ainsi en place sous les signes conjugués de l’excès, de l’écart, du réseau et de l’opposition (férocité / lâcheté, protection / anéantissement, construction / destruction, désir / castration, pouvoir /révolte, ombre / lumière, …). Lorsque le céphalopode véhicule une image équilibrée entre ces pôles opposés, comme c’est le cas dans les Fragments d’un paradis de Jean Giono (1948), il incarne la force lumineuse d’un désir excessif, offrant aux sens des marins un spectacle merveilleux sur lequel ceux-ci ne peuvent exercer aucun contrôle. La bête-île éblouissante et scatologique que décrit l’auteur, éructant de semence, semble capable de féconder la mer elle-même aux cours de noces barbares. Giono déplace le mythe du kraken vers le monde diurne : le monstre se transforme en une sorte d’ange titanesque phosphorescent, “à la peau blanche et nette comme de la neige”. Il a l’aspect et “l’odeur étouffante” du printemps, et “cette infernale puissance marine a l’air de nous expliquer avec éloquence des choses sombres”.
– Figures de poulpes et stratégies dans l’art contemporain
Aujourd’hui, des artistes aussi différents que Jeff Wall et Alain Séchas font du poulpe un emblème stratégique d’une résistance impure et féconde aux modèles socioculturels établis. La présence du poulpe va de pair avec un questionnement esthétique fondé sur les inquiétudes d’un homme exposé à des mutations de tous ordres.
En ce sens, Marcel Duchamp est le premier héros emblématique d’une mètis artistique moderne ; il n’utilise pas comme Picasso et Ernst le motif ondulant pour construire une image rétinienne, mais il adopte le comportement polymétique de l’animal, empruntant sa “matière grise”, ou réalise des œuvres avec des matériaux mous. Il introduit dans la sculpture les notions de relativité et d’aléatoire, et cette contingence formelle nouvelle “découle de ce que les propositions de l’artiste ne cherchent pas à outrepasser celles de la matière, écrit M. Fréchuret, mais, au contraire, à se conformer à elles, à se former à leur image”. Concernant l’attitude comme stratégie artistique, Duchamp diversifie, par le dédoublement identitaire et le déguisement (Rrose Sélavy, R. Mutt, …), les plis sémantiques de son œuvre pendant toute sa carrière.
Dans le champ contemporain, les attitudes de Cindy Sherman, Paul Mc Carthy, Pierick Sorin, Orlan, Valérie Mréjen, … sont toutes peu ou prou héritières de cette mètis duchampienne ; et lorsque Gilles Barbier met en scène ses doubles dans une fiction photographique ou dans une installation (série Polyfocus, depuis 1999), il emprunte encore la stratégie du poulpe. Il brouille les pistes médiatiques formatées, piégées dans son travail avec humour, et ses clones mettent à nu les mécanismes d’aliénation socioculturelle. Dans ses photographies, Gilles Barbier s’affiche et se cache dans des lieux improbables ; il guette, immobile ou agité, tour à tour imitateur apathique, dubitatif, violent, mort ou vif. Il multiplie les scénarios autour de ses différents rôles (chirurgien-nabot, artiste fou ou S.D.F., …), et crée des leurres médiatiques qui font diversion pour prôner l’“idiotie comme moyen de résistance”. Barbier ironise ainsi sur le statut de l’artiste, chamane ou héros, et commente sans cesse le désordre biotechnologique ambiant. “L’artiste ne doit pas s’en tenir à son propre rôle, explique-t-il, mais aussi se mixer, se dupliquer, se mettre en réseau … Simplement pour être le plus possible au monde”. Barbier en conclut par ailleurs qu’il est “peut-être un simulateur qui joue à être artiste”.
Le monde de la duplicité et de la dilution stratégique d’identité est aussi celui de la vigilance : la pieuvre, puissance invisible tapie sur son rocher ou sur le sable, épie, attend le moment favorable pour intervenir. Également protectrice parce que gardienne flegmatique devant son abri, cette créature intermédiaire mi-liquide mi-solide est liée à la notion de passage d’un seuil symbolique. Elle est notamment figurée sur d’anciens mégalithes celtes (rites initiatiques de transformation ?), et elle est représentée, dans des sanctuaires minoens, sur des sarcophages pour veiller le défunt. Des pieuvres impitoyables gardent aussi l’entrée des lagons dans les légendes des îles du Pacifique ; de tels mythes inspirent régulièrement la bande dessinée contemporaine, occidentale aussi bien que japonaise, où l’on voit souvent l’animal, alors comparable au dragon, garder l’entrée d’une grotte au trésor maudit ou d’un lieu interdit.
Séduire, duper, transformer, garder, enlacer, passer, s’immiscer,… Rien ne pouvant l’enserrer alors que lui peut tout saisir, par son regard comme par ses bras, le poulpe est un être de la distance et de l’appropriation, qui peut servir de modèle à l’artiste ou nourrir iconographiquement son œuvre en tant que maître des liens. “Tresser et tordre sont des maîtres mots” de cette terminologie de la mètis et de l’intelligence tentaculaire associée à l’animal ; la pieuvre est emblème de la complexité des choses en mouvement dans le monde, et garante de la mobilité de leurs liens sémantiques.
Le poulpe-passeur, aussi bien dans le temps que dans l’espace (un stalker, dirait Tarkovski), complète ainsi l’archétype de la pieuvre-labyrinthe. Illustrant récemment cette distinction sur un plan ésotérique, El pulpo, marquage au sol réalisé dans le désert de Nazca (Pérou) par l’artiste canadien Bill Vazan (1985, 100 m de diamètre), tourne le dos aux entrelacs des dessins de Pierre Alechinsky, de Jim Dine ou de Tony Cragg : répondant au motif ancien de l’araignée marqué par ailleurs dans ce désert, l’octopode de Bill Vazan s’inscrit dans l’intemporel et simule “une danse cosmique liée à la symbolique de la spirale, écrit Vladimir Biaggi ; les tentacules sinueux guident nos pas, sans se croiser, dans un voyage initiatique vers un centre mystique du monde”.
Le poulpe protéiforme est une créature du flux ; sa figuration est aujourd’hui liée à une conception nietzschéenne de l’être qui ne peut s’envisager que dans la transformation, et il incarne une pensée contemporaine de la mutation.
Quelle que soit sa taille, le poulpe met son intelligence tentaculaire au service de l’efficacité plus qu’à celui d’une raison guidée par la rigueur et par les valeurs humanistes ; il est trop ou pas assez en toutes circonstances pour parvenir à ses fins. Lorsque les artistes figurent aujourd’hui l’animal sans le cantonner à l’un de ses rôles-fétiches codifiés par les artistes grecs, japonais, romantiques ou modernes, ils s’emparent du mythe dans son ambivalence. Ils l’exploitent comme métaphore de la création en mouvement, ou pour introduire un facteur de déstabilisation dans leurs productions plastiques.
Figure des origines et des temps derniers, la pieuvre est un tableau vivant qui se joue physiquement de l’ombre et de la lumière, et cette faculté, exploitée fantasmatiquement par Giono dans les Fragments d’un paradis, accentue encore son association aux notions d’apparition et de disparition. Mascotte du dessinateur et du poète en jetant son encre, ce maître du leurre crée également, sous sa forme abyssale, la lumière dans l’obscurité en maîtrisant la bioluminescence ou la fluorescence. Il est ainsi instrumentalisé par Louis Rollinde comme allégorie de l’art illusionniste à la limite du visible et de l’invisible, entre figuration et abstraction (voir les Boîtes noires, 2001 et la série Effacement : écran mural, 2003). Cet artiste représente la silhouette indéfinie de céphalopodes chimériques sur des écrans noirs, par projection lumineuse ou par inscription picturale, pour forcer le regard à la lisière de l’émergence ou de l’effacement des formes, à la frontière entre chaos obscur et monde du vivant.
– L’intelligence fluide
Alain Séchas et Jeff Wall ne choisissent pas davantage la pieuvre comme entrelacs décoratif. La même année 1990, il la présente comme figure de la ressemblance informe et comme emblème d’une dialectique de la rupture. Chez ces artistes que tout distingue dans la démarche comme dans les procédures, la pieuvre crée le trouble et détermine un lien polysémique entre les éléments plastiques par sa seule présence. Posée sur une table comme un chiffon (Wall) ou truand en action (Séchas), elle instaure la mobilité dans la saisie même du sujet. Rollinde, Séchas et Wall exploitent tous trois la capacité de métamorphose du poulpe en ce qu’elle “apparaît comme un refus de la normalité humaine” (Pierre Vidal-Naquet). L’univers des métamorphoses constitue un monde du discours changeant autour de l’image, et la pieuvre marque ainsi chez ces artistes une défiance par rapport à toute doctrine esthétique préétablie. Jeff Wall présente un petit poulpe commun (octopus vulgaris) abandonné sur un coin de table dans sa grande photographie, alors qu’Alain Séchas installe le spectateur dans le même espace qu’une pieuvre géante en polyester, héroïne de bande dessinée tridimensionnalisé qui le domine en pleine action illégale. Mais les deux artistes montrent l’animal comme figure déclassée, et leurs œuvres exploitent des caractéristiques connues de l’animal : immobilité discrète d’un laissé-pour-compte pour Wall, et action spectaculaire du méchant héros chez Séchas.
La pieuvre géante et hypnotique d’Alain Séchas dévalise une bijouterie comme dans une aventure d’Arsène Lupin ou dans un conte d’Edgar Poe. L’artiste utilise habilement la multiplicité du maître des liens dans son installation à géométrie variable, pour créer des relations narratives entre les différents éléments plastiques qu’il met en scène à l’échelle une. En faisant plusieurs choses à la fois, le poulpe montre simultanément les différentes phases de l’action, et il permet à Séchas de renouveler le procédé ancien de l’instant décisif : l’animal du pli crée le mouvement dans le récit visuel en orchestrant un instant pluriel dans la fiction.
Alain Séchas met souvent en scène des hors-la-loi dans ses œuvres (voir Les suspects, 2000, L’araignée, 2001, …). L’animal qu’il présente ici semble politiquement correct (un gentil monstre simplifié, lisse, rond et sans ventouses ; sa pieuvre est un mélange de celles de Tex Avery, de Disney et des mangas japonais) ; mais l’artiste, faux cartooniste, parle de choses sérieuses avec humour en décalant certains codes artistiques : le polyester remplace le marbre blanc, le mode mineur parle dans l’art majeur, le dessin populaire en 3D et la déformation de l’objet remplacent le ready-made … Séchas distribue les rôles dans un décor de parc d’attractions à la blancheur aseptisée, et les personnages, facilement identifiables dans l’imaginaire de chacun, deviennent les protagonistes subversifs d’un jeu critique du pouvoir dans le contexte de l’exposition (la bijouterie vitrée). Le joaillier est le gardien du temple mais également la victime hébétée (autre figure récurrente dans les œuvres de l’artiste) ; les comparses-fantômes collectent le butin au milieu des spectateurs, qui pourraient eux aussi s’emparer des diamants tendus par l’animal et s’enfuir en voiture ; l’homme au gibus enfin (le chef anonyme, le « cerveau »?) observe le bon déroulement du casse en tant que figure tutélaire d’un pouvoir indéterminé (le commissaire, le galeriste ?). Loin d’incarner une créature de cauchemar, le colosse fascinant joue les braqueurs en exerçant dans la fiction une douce violence comme un chien dressé, au bénéfice de chacun semble-t-il ; la pieuvre immorale de Séchas déleste en effet le bijoutier neutralisé pour redistribuer les biens du riche aux sans-grade, ou pour les utiliser à son propre bénéfice. L’artiste retourne politiquement le mythe du méchant kraken, tel un Maldoror justicier des temps modernes aux préoccupations sociales. La révolte contre le pouvoir et contre le père constitue un thème omniprésent dans les œuvres de l’artiste, qui organise ici sous les traits de la pieuvre une agression des codes culturels de la bourgeoisie.
“La pieuvre est une sorte d’animation panoptique. (…) Mais comme toujours dans mes petites histoires, cette scène de suspens est de l’ordre de l’humour noir, d’une moquerie, d’une tromperie, quelle que soit sa gravité”, explique Alain Séchas. L’imaginaire graphique populaire et la métaphore animalière (le chat, l’araignée, …) constituent des outils critiques permanents de l’artiste. Le poulpe symbolise ici la manipulation (du jeu de l’art trompeur en lui-même, de la culture bourgeoise ?) ; il est comme l’artiste en quête des diamants de l’existence et s’intéresse aux modalités de leur partage. Manipulateur, il est aussi manipulé, dans sa cage de verre ou dans sa prison dorée, par l’homme au chapeau. “Se pourrait-il, s’interroge ainsi Jean-Pierre Criqui, que la rencontre avec les œuvres, dût-elle s’accompagner d’autre chose que d’une activité purement visuelle et mentale, ne nous rende pas nécessairement bons, ou tout du moins meilleurs ?” Alain Séchas revendique un art “contre”, et la pieuvre paradoxale, ni ange ni monstre, est pour lui cet être insaisissable du flux le plus apte à poser cette question du pouvoir de l’art, et à mettre en cause la pensée esthétique moderniste. Il inclut en général à son travail une charge critique sociale forte, et le poulpe représente ici la résistance active à l’aliénation ; l’animal tentaculaire est l’une des figures fondées sur le dessin d’arabesque et sur la forme ramollie, que Séchas exploite dans la plupart de ses œuvres (voir Les grillages, 1988 ; Triplechaton, 1999 …), pour faire “l’économie de la surcharge connotative du ready-made” (Patrick Javault), et pour contourner la raideur de certaines formes d’art conceptuel. L’animal rebelle est en quelque sorte le représentant du spectateur, et celui-ci “fait le lien entre l’univers du conte et sa propre vie”.
L’artiste exploite la pieuvre, elle-même spectaculaire, contre la spectacularisation de l’objet dans l’art, ou pour désamorcer les dérives vers un art somnanbulique du loisir (Lautréamont contre Disney) ; “s’il n’y a plus de politique possible, écrit à ce sujet Olivier Zahm, et par extension, plus d’art hors de son champ délimité et exclusif, c’est vers l’idée deleuzienne du devenir-animal que se tourne Séchas pour une esthétique du jeu des mots et des corps : la réappropriation du Désir extorqué par le capital-spectacle”. Cette pieuvre-là semble en effet décidée à “assumer un nihilisme subversif, joyeux, qui sorte le désir de son état somnambulique et dépressionniste”.
“Dans le film d’Andrei Tarkovski, Solaris, des savants observent une planète océanique. Leurs techniques ont tous les caractères scientifiques. Mais l’océan est lui-même une intelligence qui les observe à son tour”.
Jeff Wall
Le poulpe rusé semble pouvoir simuler à lui seul toutes les bêtes sous leurs différents masques, et il inquiète, à cette lisière floue, par son caractère imprévisible et irrésolu, à jamais infinito. Dans Un poulpe de Jeff Wall, l’animal est posé sur une des deux tables bricolées qui sont installées symétriquement devant un mur ; au contraire de la pieuvre de Séchas, celle-ci semble sous contrôle, réduite.à l’impuissance Mais si sa capacité d’action est neutralisée, l’artiste la place dans un décor où elle n’est pas à sa place, créant ainsi un écart dans l’image par l’incongruité de sa présence. Le tableau photographique fonctionne en diptyque avec un second, de même format et intitulé Quelques haricots (Some beans) ; dans celui-ci la mise en scène est identique, mais le poulpe a disparu de la table de gauche pour être remplacé par de gros haricots éparpillés sur la table de droite, comme si la pieuvre avait glissé de l’une à l’autre en une impossible et dérisoire métamorphose. De l’animal replié sur lui-même on ne peut dire avec certitude s’il est rouge parce qu’il est cuit, en colère ou effrayé : l’artiste le présente entre chiffe molle et motif d’entrelacs, entre créature vivante et élément de nature morte, sans séduction ni répulsion particulière. Jeff Wall joue sur l’ambiguïté de cette figure compacte pour déranger sa composition ; il s’empare de la nature morte avec nourriture comme genre appauvri (nous sommes loin des tables opulentes du XVIIe siècle hollandais), pour reformuler des questions modernistes.
La mise en scène, difficile à situer dans un lieu déterminé, a été réalisée dans la cave de l’atelier de l’artiste. La bête est en situation inconfortable sur une des tables rehaussées de cales afin de rétablir l’horizontalité précaire des plateaux, dans un environnement qui ne semble pas le nécessiter. Wall éclaire la scène de manière à obtenir un effet perspectif par le jeu rigoureux des obliques. Il ironise sur l’opposition entre affirmation de la grille géométrisée de l’image par des plans colorés et profondeur documentaire du champ visuel, comme s’il renvoyait dos-à-dos Mondrian et Van Doesburg dans leur dispute sur la nécessité des obliques dans le tableau. On retrouve de manière récurrente cette mise en question de la notion de flatness et de l’interprétation moderniste de la photographie dans d’autres natures mortes de Jeff Wall (voir les trois Compositions diagonales (Diagonal composition) n° 1, 1993 ; n° 2, 1998 ; n° 3, 2000).
Dans Un poulpe, ce champion du déguisement, dont on ne sait s’il est mort ou s’il fait le mort, marque la volonté constante chez Wall de lire la modernité picturale en mettant en place un jeu d’acteur, ce qui “était absolument interdit par l’idée du modernisme en photographie”. L’artiste veut maintenir dans ses œuvres une étroite relation entre la straight photography d’un côté et la street photography de l’autre, refusant de tracer une limite entre photographie plasticienne et image de reportage. Il cherche à révéler la présence du metteur en scène dans le document, et le poulpe-acteur, recroquevillé et déclassé, sert ici de médiateur pour interroger le spectateur sur sa place face à l’image « morte ». Le sujet ne peut appartenir ici à une “tradition, déclare Jeff Wall, refléter les conditions selon lesquelles sa valeur sociale est établie. [Un poulpe] participe à la contestation fondamentale de la valeur”. Cette hybridation de l’image est d’autant plus efficace qu’elle est présentée dans une boîte lumineuse (l’artiste dit avoir choisi cette technologie pour donner une efficacité à la fois photographique, cinématographique et picturale à ses tableaux) : la structure industrielle rigoureuse s’oppose à l’incident, sinueux et anarchique, que constitue ici la pieuvre (la notion d’incident est récurrente dans les propos de l’artiste).
Au-delà de cette interrogation sur la valeur de l’image, entre œuvre plastique et document photographique, Wall crée le mouvement fictionnel dans le tableau par son redoublement en diptyque, et par la substitution haricots / poulpe qu’il opère entre les deux panneaux. Cette transformation nourrit l’énigme narrative (métaphore culinaire ou tableau de Vanités ?), dont on tiendrait volontiers l’animal, ici pure aporie, pour responsable de l’insolvabilité. “Derrière ce mouvement, écrit Nicole Gingras, il y a le pouvoir symbolique de l’eau évoquant la plasticité et la mobilité des humeurs et des visions, l’inconscient ou ce qui peut échapper à la vue et au contrôle, et un espace béant pour la mémoire”. On retrouve par ailleurs la même présence insolite d’une pieuvre isolée sur un plateau dans une photographie d’Olivier Richon intitulée Le cynique, avec pieuvre (1993). Mais dans celle-ci, l’animal inerte, posé pli contre pli sur un tissu jaune (le manteau de Diogène ?), reprend l’un de ses rôles vedettes, et sa dépouille grise et chiffonnée tente un mimétisme ultime avec l’étoffe lumineuse, jusque dans sa propre mort. Chez Jeff Wall par contre, le poulpe fait intrusion dans l’image ; il est davantage métaphore du doute fécond que figure cynique.
Cette pieuvre symbolise l’élasticité ou l’impureté dans la géométrie du tableau ; elle s’inscrit dans une pratique photographique initiée par des artistes comme Man Ray et Brassaï. Dans Sculpture involontaire (1933), ce dernier “met justement en avant la flaccidité d’un poulpe abandonné sur la plage”, note M. Fréchuret, et l’indécidabilité de sa forme instaure une instabilité dans l’image, “que récuse l’ordre auquel [celle-ci devait] auparavant se soumettre”. Jeff Wall reconnaît l’influence des natures mortes photographiques de Wols (entre 1930 et 1942) ; il met également en scène des êtres disqualifiés ou marginaux ainsi que des objets dérisoires ou dégoûtants dans d’élégantes compositions éclairées avec soin. Lorsque Wols associe, en une démarche post-surréaliste proche de celle de Georges Bataille, une poupée à une coquille d’huître sur une chaussée pavée et détrempée, ou un œuf à un poulet mort qui nous regarde fixement, Wall montre pour sa part un savon usé posé sur un coin d’évier (Composition diagonale), une pieuvre ou des haricots secs sur une vieille table. Le sac vide abandonné dans Composition diagonale n° 2, ou le faubert sale délaissé dans un coin de Composition diagonale n° 3, jouent le même rôle contradicteur d’une géométrie de l’image que l’octopode prostré sur une table branlante. Dans cette photographie bancale, le poulpe casse le rythme et ruine tout idéal formaliste ; il tient lieu d’antiforme ou de contreforme. La pieuvre symbolise dans ce tableau une blessure irréductible, “incurable et irréparable”, comme l’écrit l’artiste. Wall s’inscrit dans “une esthétique de la facticité catastrophique, (…) à même de rendre visible la cruauté involontaire d’un art qui met l’accent sur le holistique, sans pour autant renoncer à l’opposition à la cruauté ni à un intérêt pour l’unité d’une œuvre”. Le poulpe “configure un état de douleur” et entretient un conflit dans cette image, qui s’arrête ainsi “au seuil du salon”.
Les incidents plastiques que Jeff Wall introduit dans des œuvres « pauvres » comme Un poulpe et Composition diagonale, n’expriment pas les écarts de la nature dans l’art ; ils ne sont pas là pour susciter désir et répulsion comme c’est le cas dans les photographies de Wols, mais pour disqualifier, souvent par l’humour noir comme chez Séchas, le dogme moderniste concernant la spécificité du médium photographique. Parmi tous les objets greffés dans les tableaux très organisés de Jeff Wall, le poulpe est le seul animal privilégié, choisi tel un zombie pour incarner ce que l’artiste nomme l’“hybridité” de l’image : il est ici le je-ne-sais-quoi vivant qui met en cause tout système cherchant à contenir et à délimiter le champ de la représentation. Le céphalopode marque l’irruption de l’insolite dans le banal, l’étrangeté qui “correspond à une instabilité de l’interprétation” (Jean-François Chevrier), et qui nous laisse au seuil du fantastique dans son effet de rupture avec le quotidien.
Une analogie s’établit clairement entre Un poulpe et une autre photographie de l’artiste canadien intitulée Untangling (En démêlant, 1994) ; au travail dans un atelier, un ouvrier est aux prises avec un énorme écheveau de cordes et de tuyaux emmêlés, qui paraît inextricable. Alors que des moteurs et diverses pièces mécaniques sont bien rangés sur des étagères autour de lui, ses efforts pour dénouer l’entrelacs seront longs et pénibles. L’amas de liens résiste à la mise en ordre, et dans cette image, l’ouvrier remplace Gilliatt-le-malin dans un combat difficile pour imposer la loi à cette force molle qui lui donne du fil à retordre. La représentation d’une pieuvre ne relève donc pas de l’anecdote dans le travail de Wall ; cette métaphore animalière s’inscrit, selon cette rhétorique d’une intelligence tentaculaire qu’elle introduit dans l’image, par rapport au jeu de ce que l’artiste nomme l’intelligence liquide (il oppose cette notion au “caractère vitrifié et relativement « sec » de la photographie comme forme instituée”). Cette allégorie du liquide est pour lui en relation avec une mémoire de la fabrication photographique qui nécessite de l’eau, avec le jeu mobile des reflets sur les vitres qui recouvrent ses tableaux (le miroir d’eau de Narcisse), mais également avec ce qui peut suggérer iconographiquement le mouvement et la fluidité dans l’image fixe. Un tableau ayant pour titre Le lait (Milk, 1984), montre par exemple le liquide blanc qui jaillit de son récipient à cause du geste brusque de l’homme assis sur le trottoir (un SDF ?). Cette gerbe, métaphore de l’inhibition du personnage, prend une forme naturelle complexe, captée dans sa fugacité, “que l’on ne peut pas vraiment ni décrire ni caractériser, déclare l’artiste. (…) L’eau représente donc pour moi, sur un plan symbolique, un archaïsme”. Le poulpe fluide et protéiforme est pour Wall l’emblème dans le monde du vivant de cette intelligence liquide, qui signifie dans ses œuvres un “sentiment d’immersion dans l’incalculable”.
La pieuvre est considérée aujourd’hui par la plupart des créateurs comme un être dont l’archaïsme supposé et la fluidité réelle, conjugués à l’intelligence de la ruse qui lui a toujours été reconnue, en font l’un des emblèmes animaliers majeurs d’une époque soumise à des mutations de plus en plus rapides. Efficace car polymorphe et capable de s’adapter à toutes les situations, la bête est figurée par Wall et Séchas comme métaphore de l’énigme primordiale autant que comme symbole de résistance à l’ordre établi et de souplesse intellectuelle. Le poulpe est pour eux un signe baroque de l’écart ou de l’embrouille. Il incarne l’être vivant rebelle à ce qui tente de l’aliéner ou de le normaliser, et les artistes adoptent avec lui une stratégie non frontale, basée sur une intelligence de la faiblesse et sur la vitesse de réaction ou d’esquive.
Si c’est l’idée de contrôle politique socioculturel qui guide Alain Séchas dans son choix de l’animal, c’est une opposition au contrôle esthétique qui guide plutôt celui de Jeff Wall ; mais dans les deux cas, la figure de poupre donne sens à leur travail dans l’entre-deux d’une pensée moderne rationaliste et d’une esthétique du chaos. La présence de la pieuvre dans les œuvres contemporaines correspond à un questionnement fondé sur des inquiétudes identitaires nouvelles, et la bête changeante tend un miroir déformant à la personne humaine, qui s’offre aujourd’hui pour le meilleur ou pour le pire aux mutations de tous ordres.
Les vêtements de l’histoire
« Les vêtements de l’histoire : Sigmar Polke, Jean-Luc Godard et le montage par superposition »
Le montage dans les arts aux XXe et XXIe siècle (dir. Sylvie Coëllier), Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Pce (France), 2008 (p. 145-160)
Aussi bien au cinéma que dans l’histoire récente de la peinture, le montage de deux éléments plastiques par juxtaposition se combine fréquemment au montage par superposition ; celui-ci permet de mettre en mouvement relatif deux temporalités distinctes dans un tableau ou dans un film, entre transparence et opacité. Les notions de succession et de simultanéité se combinent ainsi pour exprimer le récit, en un espace-temps fictionnel à la fois continu et discontinu. Cette étude envisage les relations entre histoire, mémoire et fiction dans les tableaux stratifiés de Sigmar Polke et dans les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard.
Quelque chose de l’état du monde
« Quelque chose de l’état du monde »
Description et fiction dans les œuvres de Franz Ackermann” (non publié)
Du tableau territoire à la carte mentale : décrire quoi et figurer comment ? L’artiste nomade contemporain, de la quête utopique propre à l’imaginaire pictural à l’impossible enquête dans un monde dominé par la confusion entre réel et virtuel (pourquoi choisir dans le monde visible?) Quelque chose de l’état du monde : réflexions sur les relations entre récit, voyage pictural et non-lieu.
Troubles de l’air
« Troubles de l’air – Transparence brumeuse et couleur dans l’art contemporain »
in La transparence comme paradigme, dir. Michel Guérin, Publications de l’Université de Provence (p.297-325)
Dans les peintures atmosphéristes de Joseph Turner peintes dans les années 1840, les choses transparaissent dans le paysage ; on retrouve aujourd’hui ce phénomène dans les installations à brouillard artificiel de Claude Lévêque et d’Olafur Eliasson, ou dans les dispositifs à vitres dépolies et teintées de Laurent Saksik. La fiction moderne révèle une continuité dans la représentation du réel sous une forme floue ; les effets de brouillard envahissant ou de couleur en l’air se multiplient, quels que soient les modes d’expression visuelle. Dans de telles œuvres, on perçoit les choses simultanément opaques et transparentes, selon un vocabulaire de la vaporisation et de la dissolution des formes.
Les effets lumino-chromatiques de voile, de filtre et de saturation fumeuse, qu’ils soient réels ou virtuels, constituent des relais plastiques essentiels de cette esthétique de l’à-travers. Ils instaurent de l’éblouissement ou de l’effacement, de l’altérité et du doute ; ils favorisent le contact direct et minimisent la confiance que l’on place dans notre organe visuel. Les procédures plastiques liées à la transparence brumeuse permettent d’opposer l’idéal diaphane et sa phénoménologie moderne à une poétique plus inquiète du transparaître dans la société actuelle.
L’œuvre nuée
« L’œuvre nuée : lumière, couleur et troubles de l’air dans l’art contemporain »
in Faire œuvre, transparence et opacité, dir. Bernard Paquet, Québec, Publicationsde l’Université de Laval, 2009 (p.185-193)
Le brouillard est fréquemment exploité dans les œuvres contemporaines comme métaphore de la perte (perte de vue, perte de soi-même ou de l’autre, perte de sens, etc). Ann Veronica Janssens, Pierre Huyghe et Claude Lévêque utilisent des écrans de fumée pour troubler l’espace diaphane (véhicule du visible selon Aristote). Gerhard Richter et Cécile Bart exploitent les reflets colorés ou des voiles opacifiants pour assombrir le réel ou sa représentation. Ces procédures plastiques de l’à travers et de la densification du vide, liées à la figure du nuage, sont symptomatiques de la difficulté à lire un monde complexe et d’un désir de réinventer la relation à l’autre ; elles révèlent des questions d’identité. Comment s’établit, dans les œuvres de ces artistes qui mettent en scène le voile monochrome et le brouillard, une dialectique contemporaine de la transparence et de l’ombre ?
Ici, là-bas
« Ici, là-bas – Peinture combinatoire et imaginaire des lointains »
in Le voyage créateur – Expériences artistiques et itinérance, dir. Eric Bonnet, Paris, L’Harmattant/Eidos, 2010 (p.99-114)
Les installations de Franz Ackermann proposent une approche multimédiatique singulière et « dépliée » du carnet de voyage, à la fois figurative et abstraite, picturale et architecturale. Ses œuvres prennent comme sujet l’univers visuel complexe auquel est confronté l’artiste-voyageur dans notre société.
Dans ses tableaux, Franz Ackermann présente des bribes de figurations noyées dans un océan de formes colorées très dynamiques. Des souvenirs précis émergent d’un condensé mnésique confus, à la fois violent et agréable. L’artiste confronte le spectateur à une vertigineuse et aporétique compression mentale de l’espace-temps de ses propres voyages. Les schémas décoratifs d’Ackermann tournent à vide, et l’artiste construit ses fictions sur une relation étroite entre le nomadisme de ses œuvres et le sien.
Archaïsme animal
« Archaïsme animal dans l’art figuratif au XXIe siècle »
in Figures de l’art no 19 (L’archaïque contemporain), dir. Dominique Clévenot, Presses Universitaires de Pau et des Pays de l’Adour, 2011 (p. 165-181).
Notre propos sur l’archaïsme animal dans l’art actuel s’inscrit dans une vaste réflexion contemporaine sur le statut, le rôle et les droits des bêtes dans un espace-temps devenu commun à toutes les espèces, et qui déborde la durée humaine vers le passé et vers le futur. Ce débat constitue un enjeu sociopolitique important, et il s’approprie notamment les notions d’humanimalité, de devenir animal ou de devenir post-humain, formulées dans les dernières décennies.
Nous voulons envisager ici l’archaïsme par rapport à la figuration fréquente de bêtes disparues, menacées ou méprisées car physiquement éloignées de nous (insectes, araignées, requin, céphalopodes, rhinocéros, etc). Il s’agit de comprendre, à partir de mes propres travaux plastiques, certains enjeux de ces représentations. L’archaïsme animal n’illustre ni une mythologie réactionnaire des paradis perdus ni un partage d’exotismes ; il ne nourrit pas davantage une nostalgie du culte des ancêtres et de l’état sauvage. Il se fonde sur une altérité plus inquiète, et il est identifié à partir de trois notions entrecroisées, qui sous-tendent des préoccupations éthiques, écologiques et biotechnologiques : celle de commencement(repérage des origines, définition de la singularité humaine), celle de disparition (finitude du vivant, menace d’extinction), et celle de survivance (durer ensemble). Face aux incertitudes du futur, leur antériorité confère actuellement aux animaux le pouvoir du sage ou celui du fou : ils nous entretiendraient du passé antédiluvien pour nous aider à ré-enchanter ou à rédimer le monde, à nous sortir d’impasses économiques et religieuses, ou encore à nous affranchir d’angoisses d’autodestruction. Les artistes actualisent ainsi les modèles de l’animal-miroir, de l’animal-ancêtre dans et de l’animal-machine pour commenter les affaires humaines dans un champ des métaphores diversifié.
Aveuglements
« Aveuglements – Destruction et émergence du visible dans les photos de Christopher Wool et de Véronique Joumard »
in Protocole et photographie contemporaine, dir. Danièle Méaux, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2014 (p. 299-313)
Christopher Wool et Véronique Joumard font des photographies selon des protocoles singuliers et les exposent comme œuvres à part entière. Leur démarche est globalement abstraite ou conceptuelle, mais on peut la qualifier de photologique. Ces deux versants de leur production plastique s’imbriquent dans leur œuvre en un échange permanent et ils établissent une relation nouvelle entre apparition et disparition ; pour chacun de ces artistes, la lumière joue un rôle central comme facteur de construction / destruction de l’image. à travers leurs œuvres, cette étude envisage quelques implications de cette relation particulière, chez un même artiste, entre une production photographique régulée, régulière, et une procédure plastique qui semble contredire globalement une fonction essentielle de la photo : représenter le monde visible.
L’artiste, le singe et le chien
« L’artiste, le singe et le chien »
in L’art surpris par le social, dir. D. Briand, Bruxelles, La Lettre Volée, 2014
Globalement, lorsque ce n’est pas pour produire une image scientifique, représenter la bête intéresse l’artiste pour parler des hommes ou de lui-même ; il considère l’animal comme un intermédiaire avec le surnaturel ou entre le naturel et le culturel. La figuration animale est cependant moins conditionnée aujourd’hui par une relation de domination qui perdure, car elle est sous influence d’un anthropocentrisme vacillant. Les artistes exploitent maintenant les connaissances scientifiques et les données sociales dans un champ métaphorique élargi, nous entretenant de la condition animale en général, homme compris ou pas. Les bestiaires traditionnels et l’univers des métamorphoses sont ainsi actualisés en de nouvelles fables, mais les jeux de rôles et de masques vont parfois jusqu’à s’inverser et on ne sait plus qui imite qui. Si la représentation animale commente toujours abondamment nos comportements au début du XXIe siècle, elle problématise davantage les relations inter-espèces en exprimant de nouvelles responsabilités politiques et écologiques de l’homme. La figuration des bêtes propose non seulement une grande diversité de regards sur l’existence, mais elle fournit aussi des outils critiques en faveur de la nécessaire résistance à une mondialisation économique chaotique. Les artistes exploitent la sagesse naturelle que l’on prête aujourd’hui à l’animal pour exprimer les mutations et les inquiétudes contemporaines. Les œuvres d’Oleg Kulik et de Tony Matelli dont il est question ici analysent comment la bête signifie les phénomènes de domination, d’altérité, de survivance et de disparition dans nos sociétés.
Le dessin saturé
« Le dessin saturé »
in La Part de l’œil no 28 (Le dessin), Bruxelles, 2014
Le dessin est ici envisagé comme vecteur d’une expérience de l’œuvre à cette limite où l’excès devient trop-plein ; dans ce cas, la surface plastique ne reflète plus le bruissement du monde et ses rythmes saccadés ou trop rapides, mais elle signifie, au seuil de l’incompréhensible et du non-sens, une confusion mentale ou une crise du visible. Si le dessin permet en général à l’artiste de définir un projet ou de donner figure à des formes dans un espace plastique ouvert, c’est le risque de la fermeture par une trop importante densité de lignes qui détermine la saturation telle qu’elle s’entend ici. L’analyse de quelques œuvres très différentes de Ghada Amer, de Pierre Bismuth et de Julie Mehretu, définit comment l’entrelacs s’assimile parfois au gribouillage pour mettre en péril l’intelligibilité de l’image, et comment le désordre ainsi engendré aboutit à de nouvelles cohérences sémantiques… Autrement dit, ces démarches plastiques utilisent la quantité graphique pour générer l’œuvre au seuil de l’aporie, faisant de la cacophonie et de l’autodestruction leurs alliées pour produire de la métaphore du monde.
La brume et les paradoxes du flou
« La brume et les paradoxes du flou dans les œuvres plastiques
au début du XXIe siècle »
in La brume et le brouillard dans la science, la littérature et les arts, dir. Karin Becker / Olivier Leplatre, Hermann / Météos, 2014 (p. 517-539).
Les nuées et le brouillard envahissent depuis longtemps nos représentations, et les techniques picturales, photographiques ou cinématographiques créent aujourd’hui encore des effets de confusion chez le spectateur, qui conduisent ce dernier à se confronter à l’opacité du visible. Mais la brume est aujourd’hui un opérateur plastique aussi bien dans les représentations bidimensionnelles que dans des installations où elle permet à un spectateur / acteur de faire l’expérience physique d’un lieu où les choses deviennent floues.
Cette étude envisage de manière croisée les enjeux contemporains de ces modes d’immersion (visuelle et/ou physique) du spectateur, dans les représentations brumeuses et dans des dispositifs plastiques à brouillard artificiel. L’hypothèse est que le brouillard, qui place nos sens en alerte, permet aujourd’hui aux artistes de proposer au spectateur une perception altéritaire du monde ; cette dernière se fonde, paradoxalement, sur l’altération, dans une époque où le scintillement médiatique permanent finit par brouiller le sens des images évidentes et des signes injonctifs de tous ordres.
Métamorphose du voile écran
« Les métamorphoses du voile / écran »
in Esthétiques du voile, dir. Dominique Clévenot, Presses Universitaires du Mirail, 2014 (p. 71-83).
Le voile, matériel ou immatériel, concerne particulièrement les arts du spectacle et les arts visuels en général. Au théâtre, il est un rideau qui symbolise la frontière entre la scène et la salle, un écran qui fait partie du décor pour les besoins de la mise en scène ou encore un brouillard artificiel qui envahit l’espace scénique. Lorsque le rideau est blanc et tendu, il devient écran de projection cinématographique ; et si cet écran est translucide, les interactions visuelles entre image et espace réel peuvent se décliner à l’infini… Les artistes exploitent ainsi le voile/écran aussi bien comme interface que comme obstacle physique ; qu’il soit opérateur spatial dans une installation, ou support d’une image dans un tableau, un voile/écran translucide peut amoindrir la présence de ce qu’il masque ; mais il peut en même temps charger ce qu’il masque avec ce qu’il présente à sa surface.
Séparer, traverser, immerger, infléchir le regard, densifier, faire émerger ou faire disparaître… Selon ces actions, le jeu des cloisons filtrantes et des rideaux modulables permet à l’artiste d’inclure le spectateur à des espaces intermédiaires, entre fiction et réalité. Cette étude analyse l’expérience singulière de quelques lieux transformés par l’activité de voiles/écrans, à travers des œuvres récentes de Gerwald Rockenschaub, Michael Snow et Jacob Kassay.
Présentation de l’ouvrage //
Le terme latin velum, à l’origine du mot « voile », provient d’une racine indo-européenne indiquant l’action de tisser. Une seconde hypothèse étymologique le rattache à un mot sanskrit qui signifie « couvrir ». Héritier de ces diverses significations, le mot « voile » renvoie tout particulièrement à une fonction spécifique qui est de faire écran au regard. À ce titre le voile occupe un rôle déterminant dans ce que l’on pourra appeler « la structure du regard » : tout à la fois, il sépare et met en relation, ou en tension, le sujet qui regarde et l’objet de son regard.
Le présent ouvrage vise à explorer et à analyser la notion de voile dans l’art, notamment ses occurrences dans l’art contemporain. Il s’agit de repérer la présence, sous ses divers aspects, du voile en tant que motif artistique et d’en dégager les enjeux et les significations sur le plan de la plasticité qu’il met en œuvre, des phénomènes de perception qu’il induit ou des symboliques qu’il véhicule. Mais au-delà du motif artistique lui-même, la notion de voile engage une problématique du visible et de l’invisible qui permet de penser la question de la représentation ainsi que, plus largement, celle de la relation que l’art entretient avec le réel.
Animal et stratégies furtives
« Animal et stratégies furtives dans l’Art du début du XXIe siècle »
in Figures de l’art no 27 (Animal / humain : passages), dir. Danièle Méaux, Presses Universitaires de Pau et des Pays de l’Adour, 2014
Comme les ingénieurs, les artistes s’inspirent de la furtivité des animaux sauvages. Gilles Aillaud a utilisé leur mimétisme naturel pour traiter de l’émergence de l’image en peinture, et Alain Jacquet pour réfléchir sur la perception du réel par médias interposés. Les figures animalières schématisées de Xavier Veilhan se comportent en signes visuels, et dans ces sculptures spectaculaires le furtif correspond à une perception trop rapide des choses en mouvement. Aujourd’hui, la figuration des bêtes n’est plus seulement métaphorique ou allégorique ; leur furtivité caractérise, jusque dans le comportement des artistes, de nombreuses stratégies fondées sur le parasitage identitaire et sur le camouflage.
L’espace feuilleté
Jean Arnaud // L’espace feuilleté dans l’art moderne et contemporain
Publications de l’Université de Provence, 2014
Cet ouvrage définit la figure du « feuilleté » dans divers domaines des arts visuels récents, analysant ses modes d’expression singuliers et ses enjeux culturels. Qu’ils opèrent en milieu transparent ou opaque, les gestes de superposition déterminent différents espaces plastiques feuilletés ; ils relèvent d’une ambivalence anthropologique qui traverse les systèmes de représentation, de l’ancienne dichotomie métaphysique de l’univers (visible / invisible, éternel / éphémère) à l’épreuve concrète d’un objet artistique stratifié ou d’une installation cloisonnée aujourd’hui.
Le déficit d’unité ontologique de l’œuvre feuilletée est relayé par sa puissance transformatrice et transfiguratrice, considérablement accrue à l’ère du numérique. Les variétés modernes et contemporaines de feuilletage spatial sont appréhendées par Jean Arnaud à travers des études de cas mises en corrélation. Celles-ci montrent ensemble que par la superposition d’images, d’écrans et de matériaux interférents, l’artiste propose aujourd’hui des espaces critiques singuliers. Il confronte le « spectacteur » à des lieux intermédiaires ; celui-ci effectue ainsi une expérience de l’inconnu et de l’autre, riche de formes inédites, porteuse de tiers et de possibles.
Principaux artistes invités : Baldessari, Cragg, Duchamp, Frize, Gauthier, Godard, Gonzalez-Torres, Hains, Hiller, Hyber, Kirkeby, Kuntzel, Lang, LawickMüller, Matta-Clark, Moholy-Nagy, Monnier, Oehlen, Penone, Picabia, Pistoletto, Polke, Pruszkowski, Rauschenberg, Richter, Ruff, Schwitters, Simon, Smithson, Snow, Rejlander, Villeglé, Wool.